La schizophrénie est-elle un trouble psychotique ?
En 1893, un psychiatre allemand, Emil Kraepelin, décrit une
nouvelle pathologie mentale, qu’il nomme dementia praecox, ou démence précoce.
Elle se caractérise par un déclin progressif des capacités cognitives et la
survenue intermittente d’épisodes délirants. La démence précoce se démarque
clairement de la maladie maniaco-dépressive, que l’on appelle aujourd’hui le
trouble bipolaire, à la fois dans sa symptomatologie et dans son pronostic.
Quelques années plus tard, en 1908, Eugen Bleuler reprend les
recherches sur la démence précoce, qu’il nomme pour la première fois
schizophrénie. Pour Bleuler, la schizophrénie se caractérise principalement par
une ambivalence, un syndrome autistique (même si l’autisme en tant que tel ne
sera identifié que 40 ans plus tard), ainsi que la discordance affective et
cognitive (les « 4 A »).
Emil Kraepelin (1856-1926, A) et Eugen Bleuler (1857-1939, B). |
De nos jours, la schizophrénie est définie précisément par le DSM (Diagnostic Statistical Manual), la classification de référence en psychiatrie, la plus utilisée à travers le monde. Elle est caractérisée par 3 syndromes qui doivent être présent suffisamment longtemps et avoir un impact significatif dans la vie quotidienne du patient. Il existe d’une part un syndrome dit positif, qui regroupe les hallucinations (le plus souvent auditives, c’est les voix dans la tête) et les idées délirantes (le plus souvent de persécution). Le syndrome de désorganisation décrit le manque de cohérence psychique et comportementale du sujet : ainsi, ses pensées, émotions et actions ne sont pas cohérentes entre elles. Le patient pourra alors éprouver des émotions qui ne sont pas en accord avec ses pensées et agir de façon inadaptée par rapports à celles-ci. Enfin, il existe un syndrome négatif, qui traduit globalement un appauvrissement progressif de la vie intra-psychique de l’individu. La schizophrénie s’accompagne de difficultés cognitives qui lui sont propres.
Clinique de la schizophrénie. Le syndrome positif (hallucinations et idées délirantes) et le syndrome de désorganisation peuvent être fusionnés dans certaines classifications. |
On commence désormais à bien connaître les bases physiopathologiques
de la schizophrénie, que nous avons déjà abordées à de nombreuses reprises sur ce blog. De façon très caricaturale, la schizophrénie est provoquée par un
déséquilibre d’un neurotransmetteur cérébral (une molécule qui permet aux
neurones de communiquer au niveau des synapses), la dopamine. Elle se trouve en
excès dans certaines régions cérébrales (au niveau des aires limbiques),
provoquant les symptômes positifs. Mais elle peut aussi se trouver déficitaire dans d’autres zones cérébrales, comme au niveau du cortex préfrontal. Ce
déficit préfrontal serait à l’origine du syndrome négatif et des troubles
cognitifs. Cependant, les neurotransmetteurs impliqués dans la schizophrénie
vont bien au-delà de la dopamine, comme nous l’évoquions dans un article précédent.
La schizophrénie représente l’archétype du trouble
psychotique, définit comme une altération de la perception de la réalité.
Cependant, nous allons voir qu’elle ne peut être réduite à cette dimension, et qu’elle pourrait au contraire ne pas en être
un !
Le terme de psychose, duquel dérive l’adjectif psychotique, n’est pas récent. Il a été formulé pour la première fois par Ernst von Feuchtersleben en 1845 pour dénommer les manifestations psychiques des pathologies cérébrales. Les psychoses proviendraient donc de pathologies cérébrales bien identifiables, alors qu’au contraire, l’origine des neuroses ou névroses seraient purement psychologiques.
La dichotomie entre psychoses et névroses a ensuite été
reprise par la psychanalyse de Freud, pour qui les névroses proviendraient de
conflits intrapsychiques d’origine infantile, alors que les psychoses
représentent une altération du rapport à la réalité. Cette vision perdurera
jusqu’aux années 1970. Depuis cette époque, c’est la définition actuelle de la
psychose et du psychotique qui prédomine. Un trouble psychotique est
caractérisé par la présence de symptômes psychotiques, à savoir principalement
des hallucinations et des idées délirantes.
Ernst von Feuchtersleben (1806-1849, A) et Sigmund Freud (1856-1939, B). |
Ainsi donc, dans les classifications actuelles, la schizophrénie est principalement définie par son syndrome positif. Elle est, de fait, considérée comme un trouble psychotique. Cependant, cette vision des choses a été remise en question par un scientifique brésilien dans un article publié en 2019, qui est très intéressant. Pour lui (comme pour Kraepelin), la schizophrénie se caractérise en premier lieu par son syndrome négatif, alors que sa symptomatologie psychotique passe au second plan. Je vous propose de nous pencher sur ses arguments.
La schizophrénie représente en réalité un ensemble assez
hétérogène de troubles psychiatriques, qu’on rassemble parfois sous le terme de
troubles du spectre de la schizophrénie. Il existe en effet des différences en
fonction des patients : chez certains, le syndrome positif serait
prédominant (schizophrénie paranoïde), alors que pour d’autre cela sera la
désorganisation (schizophrénie hébéphrénique) ou le syndrome négatif
(schizophrénie déficitaire). Dans la plupart des cas, le diagnostic est posé
après un ou plusieurs épisodes psychotiques brefs, c’est à dire des épisodes
délirants de quelques semaines, qui apparaissent souvent à la fin de
l’adolescence. Cependant, lorsqu’on y regarde de plus près, il existe souvent
en réalité des symptômes négatifs (retrait au domicile, diminution des centres
d’intérêts et des émotions) bien avant ce coup de tonnerre. Si, le plus
souvent, le diagnostic de schizophrénie et posé lors du premier ou deuxième
épisode psychotique, le trouble évolue depuis plusieurs années déjà, par le
biais d’un syndrome négatif qui se majore progressivement et qui de fait passe
souvent inaperçu. De plus, les symptômes positifs sont majoritairement
transitoires, épisodiques, alors que le syndrome négatif persiste dans le
temps, même entre les épisodes psychotiques. Dans les cas de schizophrénie les
plus sévères, les idées délirantes peuvent persister, tout comme les
hallucinations, mais c’est bien le syndrome négatif qui représente la
symptomatologie la plus stable du trouble.
De plus, les symptômes psychotiques ne sont en fait pas du
tout spécifiques de la schizophrénie. On peut retrouver des hallucinations et
des idées délirantes dans les cas très sévères de dépression ou de manie
(caractéristique du trouble bipolaire), mais aussi dans certains troubles
anxieux ou dans l’état de stress post-traumatique. Dans toutes ces situations,
ces manifestations psychotiques semblent avoir la même origine que dans la
schizophrénie, à savoir un excès de dopamine au niveau des régions limbiques du
cerveau. Leur mécanisme biologique semble donc indépendant de la
physiopathologie des troubles d’origine (dépression, trouble bipolaire ou
anxieux). Ainsi, les symptômes psychotiques semblent partagés par un vaste
ensemble de troubles psychiatriques, et partagent une physiopathologie commune.
Ils représentent, au sein de chaque trouble, un marqueur de sévérité et de
mauvais pronostic. Leur prédominance dans la schizophrénie ne refléterait-elle
pas la sévérité majeure de ce trouble ?
La présence d’hallucinations ou d’idées délirantes est
extrêmement perturbante pour qui en fait l’expérience. Cependant, leur présence
(surtout d’hallucination) ne marque pas forcément la présence d’un trouble
psychiatrique. Certaines études avancent que 5 à 8% des individus en
population générale ont déjà expérimenté un symptôme psychotique, sans que
cela soit dû à une consommation de drogue. Cela est bien supérieur à la
prévalence de la schizophrénie (1%) ou de l’ensemble des troubles psychotiques
(3%). Ainsi donc, les symptômes psychotiques « habituels », ceux de
la schizophrénie, ne représentent en fait qu’une minorité des symptômes
psychotiques expérimentés en population générale. Cependant, dans la majorité
des cas, ces symptômes s’atténuent et disparaissent rapidement, alors qu’ils
ont tendance à persister en cas de trouble psychiatrique. Ils représentent tout
de même un facteur de risque important de trouble psychiatrique dans l’avenir,
en particulier s’ils apparaissent tôt.
Au contraire, alors que les symptômes psychotiques sont
partagés par de nombreux troubles psychiatriques et même par des personnes tout
à fait normales, le syndrome négatif apparaît beaucoup plus spécifique. C’est
d’ailleurs ce qu’avait parfaitement remarqué Kraepelin, qui avait mis les
troubles cognitifs au premier plan de sa démence précoce, et Bleuler qui avait
placé les symptômes psychotiques en deuxième plan seulement. Le syndrome
négatif est celui qui a le plus grand pouvoir prédictif et qui représente un
facteur de mauvais pronostic important. En effet, c’est bien le syndrome
négatif, et pas le syndrome positif, qui aura le plus grand impact sur la vie
des personnes avec schizophrénie, car c’est le syndrome négatif qui diminuera
leurs capacités cognitives, émotionnelles, comportementales, dont nous avons
tous besoin au quotidien. Nous savons bien aujourd’hui traiter le syndrome
positif grâce aux médicaments antipsychotiques, qui vont globalement diminuer
les taux de dopamine cérébrale et donc au niveau des régions limbiques. Mais
nous ne savons pas bien traiter pharmacologiquement le syndrome négatif. Nous
pouvons pour cela mettre en place des séances de remédiation cognitive,
destinés à développer les capacités cognitives et sociales des patients, mais
nous n’avons que peu de moyen d’action incisif.
C’est ainsi qu’Alexandre Loch, le scientifique brésilien,
propose de considérer la schizophrénie comme un trouble cognitif précoce
associé à un syndrome négatif, qui peut de façon ponctuelle s’accompagner de
symptômes psychotiques.
Cependant, cette approche nouvelle ne s’applique peut-être
pas à l’ensemble des troubles schizophréniques. En effet, nous l’avons vu, la
schizophrénie rassemble un groupe hétérogène de tableaux cliniques. Si la
vision de Loch correspond particulièrement bien à la schizophrénie déficitaire,
c’est certainement moins le cas de la schizophrénie paranoïde ou hébéphrénique.
Mais cela est-il dû aussi par le fait que la schizophrénie déficitaire soit la
plus proche du concept originel de schizophrénie ? Les formes paranoïde ou
hébéphrénique… correspondent-elles à d’autres diagnostics proches ?
Les patients schizophrènes sont-ils moins chatouilleux ?
D’autres études questionnent le caractère psychotique de la
schizophrénie, en particulier des travaux d’une nouvelle discipline, la
psychiatrie computationnelle. Cette dernière se donne pour but de modéliser les
troubles psychiatriques pour mieux en comprendre le fonctionnement biologique.
L’une des approches les plus courantes en psychiatrie
computationnelle est de considérer le cerveau comme une machine bayésienne.
Selon elle, notre perception du monde est modulée à la fois par les signaux
sensoriels que nous percevons réellement (ce que nous voyons, entendons,
sentons…) et par des croyances a priori/connaissances sur le monde qui nous
entoure, selon des modèles internes que nous façonnons en permanence (et que
nous corrigeons régulièrement en fonction des erreurs de prédiction).
Un bon exemple pour comprendre ce phénomène est celui de la
chambre d’hôtel. Imaginez qu’en plein milieu de la nuit, vous avez soudainement
envie d’aller aux toilettes. Vous prenez votre courage à deux mains et vous
lever dans l’obscurité la plus totale. Vous ne faites alors pas le fier, et
tâtonnez régulièrement avec vos mains pour suivre le contour du lit, puis de la
table, pour enfin arriver à la porte des toilettes, selon le plan de la chambre
que vous aviez en mémoire. Votre approche aurait été bien différente dans votre
chambre à vous, que vous connaissez parfaitement : vous vous seriez levés,
et sans rien toucher, vous serez dirigés vers la porte de la chambre sans
aucune hésitation. Ainsi, dans la chambre d’hôtel, votre cerveau a priorisé les
informations sensorielles (vos tâtonnements) par rapport aux croyances à priori
(la représentation mentale de la chambre) car ces dernières étaient peu
fiables. Dans votre chambre, l’inverse se produit : les croyances a priori
étant très fortes, votre cerveau n’avait pas besoin des signaux sensoriels pour
atteindre son but.
Dans la chambre d’hôtel, après s’être cogné 3 ou 4 fois le
petit orteil dans le pied de la chaise, votre cerveau pourra mettre à jour
(douloureusement) ses modèles internes pour que vous n’ayez aucun mal à
l’éviter ensuite. Et après quelques nuit et l’augmentation de la précision de
ces modèles, vous pourrez vous lever sans avoir à tâtonner.
Un phénomène similaire se passe pour les illusions d’optique.
Contrairement aux hallucinations, qui sont des perceptions sans objet (on voit
un éléphant rose qui n’existe pas dans la réalité), les illusions correspondent
à des perceptions déformées de la réalité. Ces phénomènes s’expliquent
particulièrement bien grâce aux hypothèses du cerveau bayésien.
L’illusion de l’échiquier est un bon exemple. Si vous
regardez l’échiquier juste en dessous, vous n’aurez aucun mal à affirmer (et
avec certitude !) que la case B est plus claire que la case A. Et cependant, si
vous tracez un trait reliant les 2 cases, vous vous apercevrez… qu’elles ont la
même couleur ! Cela peut s’expliquer par un poids important de vos
connaissances à priori sur votre perception : vous savez que la case B est
blanche, et la case A noire, alors que votre œil perçoit bien qu’il s’agit de
la même couleur !
Illusion de l'équichier. Les cases A et B semblent de couleurs différentes, mais cela se révèle être une illusion si l'on trace un trait entre les deux. |
Cependant, de nombreuses expériences montrent que les
patients avec schizophrénie sont beaucoup moins sensibles aux illusions que la
normale. Pour caricaturer, un patient avec schizophrénie n'aura pas de mal à affirmer que les cases A et B sont de la même couleur. Alors que la schizophrénie est le plus souvent décrite comme
l’archétype du trouble psychotique, définit par une altération du rapport à la
réalité du monde extérieur, l’expérience montre au contraire que ces patients
sont beaucoup trop attachés aux perceptions brutes !
Nous pouvons comprendre les symptômes positifs de la
schizophrénie grâce à la théorie du cerveau bayésien et du subtile équilibre
entre croyances a priori et perceptions sensorielles. Par exemple, lorsque nous
sommes témoins d’un accident de voiture, notre cerveau propose plusieurs
hypothèses pour expliquer ce phénomène (qui représentent les signaux
d’entrée) : le conducteur a grillé le feu, le piéton a traversé sans
regarder, le chauffeur l’a fait exprès, ou encore c’est notre pouvoir divin de
télépathie qui l’a provoqué. Cependant, ces hypothèses n’ont pas le même
poids : il est plus probable que ce soit le chauffeur qui ait grillé le
feu ou le piéton qui traverse au mauvais moment, et le cerveau privilégiera ces
explications. Cependant, certains scientifiques décrivent dans le cerveau
schizophrène un brouillage des croyances a priori : ainsi, les différentes
hypothèses auront tendance à avoir un poids similaire, pouvant aboutir à
sélectionner une explication erronée aux perceptions. C’est ainsi qu’on peut
aboutir à des idées délirantes.
Ce symptôme peut être amplifié par un phénomène bien connu
chez les patients schizophrène, un biais cognitif appelé jumping to conclusion,
qui est définit par une certaine impulsivité dans le choix de la meilleure
explication. Cela peut être compris en terme bayésien par une priorisation des
informations d’entrée et un affaiblissement des croyances a priori. Cela
revient à marcher avec certitude dans la chambre d’hôtel : le plus
souvent, on se cogne ! De la même manière, le plus souvent le cerveau
s’oriente précipitamment vers une conclusion aberrante, c’est-à-dire une idée
délirante.
De la même façon, les hallucinations auditives (les plus
fréquentes dans la schizophrénie) peuvent aussi se comprendre par un
affaiblissement des croyances a priori et une saillance aberrante des signaux
auditifs. En effet, nous avons tous cette petite voix intérieure qui nous parle
de temps à autre, commente nos actes et nos pensées ou donne son avis. Notre
petite voix intérieure. Dans la schizophrénie, le déséquilibre vers les signaux
sensoriels (la voix intérieure) et l’affaiblissement des croyances a priori
(son origine interne) peut aboutir à une conclusion aberrante : que cette
petite voix provient de l’extérieur ou d’un autre !
Cette approche bayésienne est très séduisante mais il ne faut
pas oublier qu’elle possède elle aussi ses limites, et qu’elle ne fait pas
consensus, même parmi les chercheurs en psychiatrie computationnelle. Il existe
d’autres approches permettant d’expliquer le syndrome positif et négatif, tout
aussi prometteuses. Nous en parlerons probablement prochainement sur le
blog !
Ainsi, on se rend compte que non seulement la schizophrénie
n’est peut-être pas un trouble psychotique, mais qu’un changement de cadre
conceptuel (ici, la psychiatrie computationnelle) permet de l’envisager très
différemment. De nos jours, la plupart des cadres diagnostiques en psychiatrie
datent au moins d’un demi-siècle. Il apparaît aujourd’hui nécessaire de les
réformer, quitte à prendre du recul sur les anciennes classifications du siècle
passé.
SOURCES :
-
Loch, Alexandre Andrade. "Schizophrenia,
not a psychotic disorder: Bleuler revisited." Frontiers in psychiatry 10 (2019): 328.
-
Grunze, Heinz, and Marcelo Cetkovich-Bakmas.
"“Apples and pears are similar, but still different things.” Bipolar
disorder and schizophrenia-discrete disorders or just dimensions?." Journal of Affective Disorders 290 (2021): 178-187
-
Wilson, Jo Ellen, et al. "Delirium." Nature Reviews Disease Primers 6.1 (2020): 1-26.
-
Beaumont, Sami. "La psychiatrie
computationnelle: vers une nouvelle approche théorique de la
psychopathologie." (2018): 91.
-
Friston, Karl J., et al. "Computational
psychiatry: the brain as a phantastic organ." The Lancet Psychiatry 1.2 (2014): 148-158.
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