La thérapie cognitive d'Aaron Beck
Dans cette série d’articles, qui s’enrichira progressivement, je vous propose une revue synthétique et brève d’une notion ou d’une théorie psychologique ou psychiatrique. L’objectif est de résumer une théorie, de la façon la plus claire possible, en moins de 2000 mots. Ainsi, des notions complexes seront nécessairement simplifiées et l’article n’est pas destiné à l’exhaustivité. Il sera aussi difficile de critiquer les notions présentées, quand bien même ces critiques sont nécessaires. Ces articles peuvent en revanche représenter un tremplin pour découvrir plus en détails les sujets que nous aborderons, et aussi un point de départ de discussions quant au défauts (systématiques) de ces théories.
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Dans
les années 1960, le psychiatre américain Aaron Beck reçoit ses patients au
cabinet. Fidèle à sa formation psychanalytique, il propose à ses patients de
déverser le flot continu de leurs pensées au cours de l’analyse, sans chercher
à contrôler quoi que ce soit -une technique appelée association libre, et qui
est à la base de la cure analytique.
Mais
Aaron Beck est curieux. Il cherche à valider scientifiquement certaines
affirmations de la théorie psychanalytique, en particulier concernant la
dépression. C’est au cours de cette démarche qu’il découvre un curieux
phénomène, complètement délaissé par les courants thérapeutiques de l’époque.
Il identifie, avec l’aide de ses patients en séance, un flot de pensées chez
ces derniers qui semble avoir des conséquences importantes dans leur vie
quotidienne… et sur leurs émotions. Par exemple, au cours d’une séance, l’un de
ses patients commença à se mettre en colère contre lui. Après une
brève interruption de la séance, il lui exprime de vifs regrets. Lorsqu’ils
reviennent ensemble sur cet évènement, ce patient explique que le sentiment de
culpabilité qu’il éprouve par rapport à cette altercation a pour origine une
série de pensées, d’idées auto-dévalorisantes comme par exemple « je
n’aurais pas dû dire ça », « j’ai eu tort de le critiquer »,
« je suis une mauvaise personne »… Ensemble, patient et thérapeute
venaient de mettre en évidence un courant de pensée parallèle, qui n’est jamais
rapporté lors des séances d’association libre. Une sorte de dialogue intérieur,
du patient avec lui-même, qui semblent surgir très rapidement, de façon
automatique, et dont le patient n’a que partiellement conscience, à moins qu’il
ne porte directement son attention dessus. Aaron Beck les dénomma
« pensées automatiques », et présageant leur importance fondamentale
en thérapie, il développa une nouvelle approche centrée sur ce type de
phénomène.
L’idée
fondamentale de la thérapie cognitive est que le contenu de pensée d’un sujet
(ses cognitions) influence son humeur. Qu’il existe un élément fondamental
entre un évènement et l’émotion qu’il provoque : des pensées, des
interprétations, des perceptions, qui peuvent parfois être déformées et aboutir
à un trouble psychologique ou psychiatrique.
La
nouvelle approche initiée par Beck s’oppose à 3 grands mouvements
psychothérapeutiques de son temps. Tout d’abord à la psychanalyse, qui soutient
que les névroses (grossièrement, les troubles anxieux et de l’humeur) proviennent
de conflits inconscients, que le thérapeute est chargé de révéler. Ensuite, au
courant comportementaliste, qui privilégie en premier lieu le comportement de
leurs patients -qui lui seul est vraiment objectivable par le professionnel.
Selon ce courant de pensée, les troubles émotionnels proviennent d’un
conditionnement pathologique aboutissant à un apprentissage anormal, puis au
symptôme. Enfin, la neuropsychiatrie qui avance que tout trouble psychiatrique
provient d’un déséquilibre biologique ou chimique au sein du cerveau.
L’ensemble de ces approches soutient que l’origine du trouble psychiatrique est
inaccessible au premier abord, soit parce qu’il est inconscient, soit parce
qu’il est conditionné, soit parce qu’il est neurobiologique.
L’approche
d’Aaron Beck est très novatrice car il place les cognitions de ses patients,
leurs pensées, leurs perceptions et explications du monde, au centre de la
thérapie. Il pense que les problèmes des patients proviennent de distorsions de
leurs perceptions de la réalité.
Selon
Beck, les émotions ne surviennent pas en réponse à une situation précise, du
moins pas directement. Elles sont secondaires à l’évaluation (cognitive et
partiellement consciente) qu’un individu en fait. Ces évaluations sont
influencées par des schémas cognitifs, qui sont constitués de règles ou de
croyances de l’individu sur la réalité.
Cette
interposition d’éléments cognitifs est lourde de conséquences. Tout d’abord,
elle explique la variabilité des réactions émotionnelles face à une même situation,
entre les personnes mais aussi pour un même individu au cours du temps. D’autre
part, elle décrit un levier thérapeutique majeur que Beck va théoriser :
en travaillant sur ces processus cognitifs, on peut espérer agir en amont des
émotions ! En modifiant les cognitions, on modifie les émotions.
La
nature des émotions ou thème émotionnel (tristesse, colère, anxiété…) est
définie par la violation directe ou indirecte du domaine personnel. Beck
définit ce dernier comme l’ensemble des objets investis par l’individu. Ces
objets peuvent être matériels (sa maison, sa voiture, ses enfants) ou
immatériels (sa carrière, sa réputation…). L’élément central du domaine
personnel est le concept de soi, qui contient l’ensemble des objets nous
caractérisant au plus près (notre apparence, nos objectifs, nos règles
morales…). Ainsi, un sentiment de perte d’un objet du domaine personnel provoquera de la tristesse, un
gain de l’euphorie, une injustice ou une violation de notre code moral de la
colère…
Il
est important de noter deux notions essentielles. D’une part, c’est bien la
façon dont l’individu perçoit la situation aboutissant à la modification de son
domaine personnel qui engendre l’émotion (et non la situation objective).
D’autre part, ce modèle cognitif des émotions s’applique pour mais aussi en
dehors des troubles psychiatriques. Elle vaut pour la tristesse autant que pour
la dépression.
Ainsi, Aaron Beck pense que l’origine des différents troubles anxieux et troubles de l’humeur (dépression, manie…) est cognitive. Ainsi, la tristesse de la dépression provient d’idées associées à la perte, l’anxiété au danger, le trouble conversif à l’idée de paralysie…
La dépression, par exemple, est caractérisée par des nombreuses cognitions spécifiques, qui sont à l’origine des symptômes que le clinicien observe. La tristesse provient, nous l’avons dit, de l’idée de perte -subjective. Cela peut être une perte absolue (le décès d’un proche, une perte matérielle) ou relative (l’insatisfaction des attentes qu’on se fixe, parfois trop élevés). Les personnes à risque de dépression diffèrent par la façon dont elles interprètent ces pertes. L’intensité émotionnelle est différente chez elles car leur système cognitif, à l’interface entre la perte et l’émotion, est défaillant. C'est ce qui explique que face à une même situation, certains seront tristes et d'autres dépressifs.
C’est ainsi que Beck a décrit les différentes distorsions cognitives spécifiques de la dépression, dont les 3 plus marquantes sont regroupées dans la triade cognitive : la vision négative de soi, du futur et du monde. On peut aussi noter une tendance à l’autocritique et l’auto-causalité (dire que toutes les catastrophes de notre entourage sont de sa faute), à la surgénéralisation des évènements négatifs et à l’abstraction sélective (le patient tend à occulter les évènements positifs et ne retient que les négatifs). La mise en place de ces cognitions dépressives va entraîner un vrai cercle vicieux, car elles vont provoquer de nouveaux symptômes émotionnels qui renforceront les cognitions dépressives, qui amplifieront à nouveau les symptômes.
On peut comprendre l’ensemble des symptômes dépressifs par le biais des cognitions dépressives. Le patient passe de la tristesse à la déception, puis l’autocritique et enfin au pessimisme. Il se sent triste car ses distorsions cognitives diminuent sa propre valeur subjective. Les troubles motivationnels nous apparaissent désormais compréhensibles : pourquoi se lancer dans une tâche quelconque, quand on est certain de son échec et de son inutilité ? Lorsqu’elle est dénuée de toute signification positive, et qu’on n’en perçoit uniquement l’effort nécessaire à fournir ? Il en est de même pour les idées suicidaires : si le patient ne peut envisager le futur sans souffrance, qu’il se considère comme un fardeau, qu’il ne s’attribue plus aucune valeur positive à sa personne, l’idée du suicide devient compréhensible -ce qui ne veut pas dire qu’elle est justifiée, bien au contraire ! Car ces idées sont bien le fruit de distorsions cognitives anormales, et de distorsions de la réalité objective, que la thérapie de cognitive se propose de corriger.
La théorie cognitive est aussi une thérapie
Pour cela, la première étape de la thérapie cognitive est de mettre en évidence ces distorsions. De comprendre le système de pensées et de valeurs du patient. Il est important de rendre explicite les idées du patient afin de juger, avec lui, de leur caractère auto-défaitiste. Pour cela, le thérapeute peut mettre en place plusieurs techniques, mais la plus importante reste la mise en évidence des pensées automatiques : dans quelles circonstances se déclenchent elles ? Quelles émotions elles provoquent ? Le travail thérapeutique est alors de « remplir les blancs » ; comprendre : identifier les cognitions cachées entre le stimulus et la réponse émotionnelle qu’il provoque. Beck cite un exemple d’un professeur terriblement anxieux avant son premier cours. Cette anxiété était provoquée par l’idée (automatique) qu’il pouvait rater sa prestation, et provoqua toute une cascade cognitive (« je vais me faire virer », « je serais une honte pour ma famille »…) qui amplifiait encore plus l’angoisse. La prise de conscience de ces pensées automatiques et de leur caractère inapproprié, irraisonné, fut un premier pas majeur vers la guérison. L’angoisse du professeur diminua fortement après cette prise de conscience.
Ensuite, le thérapeute pourra proposer plusieurs exercices, en séance et au domicile, afin de modifier les pensées automatiques et les schémas cognitifs aberrants. Le but est de favoriser le processus de distanciation (c’est-à-dire de prendre du recul sur ses propres distorsions cognitives, afin de les voir de façon plus objective), afin de percevoir ses pensées automatiques comme des processus cognitifs, et non pas comme la réalité objective -qu’elles déforment. Le thérapeute cherche aussi la décentration, car les patients ont aussi tendance à se placer au centre de tous les malheurs autour d’eux.
L’un des objectifs importants de la thérapie cognitive est de placer le patient dans une position d’expérimentateur : il doit pouvoir tester ses conclusions et ses croyances, afin de vérifier leur inexactitude et, dans un deuxième temps, changer les règles qui les sous-tendent. Le patient doit pouvoir visualiser ses pensées comme des hypothèses, plutôt que des vérités indiscutables. Le but est, en accord avec le patient, de rendre ces pensées plus souples, plus précises ou moins égocentrées. Pour les pensées les plus dysfonctionnelles, de les supprimer du répertoire du patient afin de les remplacer par d’autres, plus adaptées.
Il est important de noter que le but du thérapeute n’est pas d’imposer ses propres pensées, celles qu’il juge adaptées. Son objectif n’est pas de façonner le patient à son image ! Le travail thérapeutique est fortement collaboratif, et c’est bien le patient qui définira son nouveau système de règles et de schémas cognitifs.
La thérapie cognitive est une approche pragmatique. Beck insiste sur le bon sens. Il place sa thérapie dans le prolongement des réponses que le patient a su, tout seul, apporter à des problèmes antérieurs. La thérapie cognitive propose des solutions pour les problèmes que le patient n’a pas su gérer par lui-même -et qui ont donc abouti au développement d’un trouble psychologique. La prise en charge de Beck s’appuie sur les compétences du patient.
La thérapie cognitive est une approche résolument tournée vers le patient. Il envisage la relation thérapeutique comme une vrai collaboration. Elle met l’accent sur l’ici et maintenant, et se focalise sur les problèmes réels, ressentis du patient, en cherchant à lui apporter des réponses rapides, efficaces et concrètes, afin de soulager le symptôme. Selon Beck, il n’est pas nécessaire de comprendre les causes cachées (inconscientes) pour soulager le symptôme : cette recherche est processus très long, complexe et très spéculatif, qui n’apporte pas le soulagement que les patients attendent. Mais la thérapie cognitive apporte aussi du sens : le processus thérapeutique passe par la compréhension fine, par le patient, de ses symptômes. Et plus globalement de son fonctionnement psychologique. Le thérapeute doit faire l’effort de comprendre avec précision le système de pensée du patient : en cela, il place ce dernier au centre du processus thérapeutique. Mais il s’agit aussi d’une thérapie exigeante, qui nécessite de nombreux exercices à faire au domicile : le patient doit être pleinement impliqué dans sa thérapie.
La thérapie cognitive représente à la fois une théorie psychopathologique (une explication des troubles émotionnels) et un système psychothérapique (un ensemble de techniques thérapeutiques, basées sur la théorie psychopathologique). Elle s’est soumise, dès sa conception, à la validation scientifique et à l’épreuve de la critique. De nombreuses études, depuis près de 70 ans, ont validé son efficacité dans les troubles émotionnels. Elle constitue donc un pilier thérapeutique majeur dans la prise en charge de ces troubles.
2001
SOURCES :
Beck, Aaron. La thérapie cognitive et les troubles émotionnels. De Boeck Supérieur, 2017
CREDITS PHOTOS :
Image par Riad Tchakou de Pixabay
By Uncredited photographer - Brown University, "Liber Brunensis 1942 " (1942). Liber Brunensis (Yearbook). Brown Digital Repository. Brown University Library. https://repository.library.brown.edu/studio/item/bdr:603028/, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=113868160
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