La dysorthographie

 

Les troubles du neurodéveloppement sont passionnants à étudier. Ils nous renseignent à la fois sur le développement atypique qui leur est caractéristique, mais aussi en miroir sur le développement typique, concernant la majorité des autres enfants. Le dialogue qui existe entre ces deux dimensions est lui aussi passionnant, car il nous éclaire sur le cheminement des scientifiques pour construire une théorie cohérente du développement normal et atypique.

L’étude des troubles du neurodéveloppement repose sur une seconde dichotomie, une autre dialectique, tout aussi structurante que la première : entre le processus décrit chez l’adulte et celui, en construction, de l’enfant en développement. En effet, certaines théories concernant le neurodéveloppement peuvent provenir d'études chez l'enfant directement -on regarde comment ils se développent. Mais d'autres théories proviennent au contraire de la description d'un système cognitif chez l'adulte, qui est secondairement généralisé à l'enfant en développement. Prenons deux exemples.

Les troubles du spectre de l’autisme tout d’abord, caractérisés par des difficultés dans les interactions sociales, la communication, ainsi que des particularités comportementales et sensorielles. L’une des théories les plus influentes actuellement pour expliquer les difficultés d’interactions est celle du défaut de théorie de l’esprit, la capacité à se représenter l’état mental de son interlocuteur –un préalable indispensable pour interagir de façon adaptée. Cette théorie a été formulée par Baron-Cohen dans les années 1970. Elle est née au contact des enfants avec autisme, dans l’atypicité de leur développement.


Les TSA sont caractérisés par des difficultés dans les interactions sociales et en communication (vert), par des comportements atypiques (oranges) et par des particularités sensorielles (rose). Une épilepsie et une retard intellectuel peuvent être associés, mais ne font pas partie des critères diagnostiques. 

Les troubles des apprentissages ensuite, que cela concerne le calcul (la dyscalculie), la lecture (la dyslexie) ou l’écriture (la dysgraphie/dysorthographie, qui nous concerne aujourd’hui). Dans ce cas, le cheminement est souvent inverse : initialement, ce sont les mécanismes cognitifs typiques chez l’adulte qui ont été décrit, aboutissant à une théorie de la lecture/calcul/écriture chez l’adulte typique (“normal”). C’est dans un second temps que ce modèle a été extrapolé, tout d’abord au développement typique chez l’enfant, puis à son développement atypique. Ce cheminement a une certaine logique, cependant, elle soulève aussi des questions quant à sa pertinence.

Dans cette approche, le modèle théorique adulte se compose de plusieurs modules cognitifs, plus ou moins indépendants les uns des autres. Par exemple, nous avions évoqué, dans le cadre de la lecture, plusieurs lexiques qui communiquent entre eux. Le neurodéveloppement typique chez l’enfant correspondrait à l’acquisition progressive de ces différents modules, ainsi qu’au renforcement des connexions entre eux. Le neurodéveloppement pourrait ainsi être segmenté en plusieurs stades, correspondant aux étapes d’acquisition de ces modules. Nous avions déjà critiqué cette approche pour l’apprentissage de la lecture : ces stades, dont les limites sont très floues, correspondraient surtout à l’application d’une stratégie cognitive préférentielle, et non pas exclusive : les autres stratégies (correspondant aux autres stades) peuvent être utilisées, seule diffère la fréquence de leur recourt par l’enfant. Les troubles du neurodéveloppement diffèrent alors du développement typique par leur acquisition incomplète des modules cognitifs du modèle : dans la dyscalculie par exemple, la capacité de retrouver les faits arithmétiques en mémoire.

On peut formuler une seconde critique de cette approche : il n’est pas certain que le développement des capacités cognitives corresponde à l’acquisition des modules “adultes” et à leur montée en puissance progressive. Le neurodéveloppement pourrait aboutir à des états intermédiaires différents par nature des capacités adultes, avec des stratégies intermédiaires qui ne sont ensuite plus utilisées, une fois devenues obsolètes -ou seulement dans certaines circonstances, nous allons le voir dans le cadre de la dysorthographie.

C’est à la lumière de ces limites que nous allons aujourd'hui survoler les connaissances actuelles concernant le trouble de l’acquisition de l’écriture, et plus particulièrement celui de l’orthographe, la dysorthographie. Nous allons dans un premier temps décrire les mécanismes impliqués chez l’adulte, puis leur apprentissage progressif chez l’enfant typique, avant de nous pencher sur leurs perturbations dans la dysorthographie.


Dans ma tête d’écrivain (en toute modestie).

Dans une situation de dictée, on peut distinguer, chez l’adulte, deux grands types de situations, si le mot est connu ou inconnu. Prenons par exemple le mot “bus”. Si ce mot vous est familier, l’écoute de ce mot activera sa représentation verbale (phonologique) au sein de votre lexique phonologique, ainsi que sa représentation mentale au sein du lexique sémantique (vous savez ce qu’est un bus). Directement, parce que vous avez appris ce mot dans votre enfance, votre cerveau va reprêcher l’écriture du mot “bus” dans votre lexique orthographique. Extrait de ce dernier, les lettres abstraites B-U-S seront stockées en mémoire de travail le temps de planifier le programme moteur permettant leur tracé. Lors de celui-ci, le contrôle visuel de la tâche est essentiel, non seulement pour contrôler que le tracé est conforme au programme initial, mais aussi pour que l’agencement des lettres et des mots successifs soit correct.

Les mécanismes cognitifs diffèrent lorsque le mot écouté est inconnu, ou s’il s’agit d’un mot inventé, comme “bidug” par exemple. Dans ce cas, les différents lexiques ne peuvent être directement mobilisés (vous n’avez jamais appris la prononciation de ce mot, et ne savez probablement pas ce que c’est). Il faut alors décomposer le mot entendu en phonèmes, en particulier grâce à un phénomène appelé “conscience phonologique” (ici, /b/, /i/, /d/, /u/, /g/). Vous mettez ensuite en jeu une correspondance entre les phonèmes identifiés et les graphèmes correspondant (B-I-D-U-C). Cette correspondance prend non seulement en compte la prononciation (les phonèmes), mais aussi certaines règles orthographiques (par exemple, le “c” est plus fréquent que le “k” en fin de mot). Une fois cette conversion réalisée, les lettres abstraites sont de nouveau stockées en mémoire de travail le temps de planifier le programme moteur nécessaire à leur réalisation graphique.

Ces deux processus sont respectivement appelés les voies lexicales et sous-lexicales. Au quotidien, vous écrivez majoritairement des mots connus, et donc utilisez principalement votre voie lexicale. J’ai en revanche utilisé ma voie sous-lexicale pour écrire le mot “bidug” : mon cerveau est parti de sa prononciation, a découpé le mot en phonèmes puis transcrit en graphèmes sur mon clavier.


Deux voies peuvent être mobilisées pour écrire correctement un mot : la voie lexicale si le mot est connu, ou la voie sous-lexicale s'il est inconnu.

La distinction entre les voies lexicales et sous-lexicales n’est pas seulement arbitraire. Elle repose sur des données scientifiques. Elle est parfaitement illustrée par le cas de JG, une jeune femme qui a été victime d’un traumatisme crânien en 1986 et qui souffrait depuis de troubles orthographiques. A la suite de son accident, elle pouvait épeler sans aucune difficulté des mots imaginaires et inconnus : sa voie sous-lexicale était pleinement fonctionnelle. En revanche, elle était en grande difficulté pour épeler des mots connus –mais seulement certains mots. En effet, lorsque l’orthographe était “transparente”, elle pouvait épeler le mot sans erreur (par exemple, crime). Mais lorsque l’orthographe était “opaque” (par exemple en anglais, “knock”), elle se trompait systématiquement. Ces erreurs n’étaient pas aléatoires : elle écrivait les mots comme ils se prononçaient, sans prendre en compte leur orthographe spécifique ! Ainsi, elle utilisait à chaque fois sa voie sous-lexicale, qui pouvait être “piégée” par les orthographes opaques. Sa voie lexicale n’était pas là pour corriger. Il existait une dissociation parfaite de ses voies lexicales et sous-lexicales ; sont traumatisme crânien avait probablement endommagé spécifiquement les réseaux neuronaux de sa voie lexicale.

On peut donc dessiner un système cognitif de l'orthographe chez l’adulte. A partir de là, on peut tenter de décrire le développement, chez l’enfant, des différents processus le composant, et en particulier du lexique orthographique.


Le développement de l’orthographe chez l’enfant

L'acquisition des connaissances orthographiques commencent très précocement. Alors qu’en début de maternelle, l’écriture est considérée par l’enfant comme un dessin comme un autre, il apprendra progressivement à les différencier vers 4-5 ans. Il commencera à constituer son lexique orthographique rapidement, grâce à plusieurs processus que nous allons développer.

Les plus importants de ceux-ci sont sans doute le recodage phonologique et l’association graphème-phonème. Lorsqu’un enfant lit un mot, il va en extraire l’orthographe non seulement par le biais des informations visuelles (les graphèmes), mais surtout sur la manière dont il le prononcera. Ainsi, les fautes d'orthographe que peuvent faire les jeunes enfants correspondent souvent aux erreurs de prononciations associées. Les phonèmes, plus que les graphèmes, vont sculpter le lexique orthographique à leur image.

L’enfant pourra aussi, pour enrichir son lexique orthographique, mémoriser les graphèmes et régularités sous-lexicales fréquemment rencontrées, en particulier lors des tâches de lecture. C’est le cas par exemple des doublements de consonnes ou la transcription du phonème /o/ en graphème “eau” en fin de mot. Il pourra aussi mémoriser des mots entiers, dont l’orthographe ne correspond pas à sa prononciation (le français se caractérise ainsi par des associations graphèmes-phonèmes irrégulières fréquentes), par exemple “yacht” ou “thym”.

L’enfant devra enfin apprendre les différentes associations et règles morphologiques, qu’elles soient dérivationnelles (l’ajout de préfixes/suffixes pour créer de nouveaux mots, par exemple "chat", "chatte" et "chaton") ou flexionnelle (l’accord en genre/nombres des noms ou des verbes par exemple). Concernant la morphologie dérivationnelle, on peut constater que sa connaissance peut nous aider à correctement orthographier le mot princeps : pour “camp” par exemple, connaitre son dérivé “camper” permet de ne pas oublier le “p” en fin de mot. L’apprentissage de la morphologie flexionnelle est, elle, complexe –et toujours imparfaite chez de nombreux adultes ! Elle est rendue difficile en français car, bien souvent, l’accord du mot ne se traduit pas dans sa prononciation : “lit” et “lits”, “porte” et “portent”, se prononcent de la même façon. Cela est par exemple différent en anglais, où l’on prononce souvent le “s” en fin de mot au pluriel. Etant donné l’importance de la phonologie dans l’apprentissage de l’orthographe, on comprend l’avantage des jeunes anglais sur leurs voisins français !

Enfin, il existe un effort pédagogique important de la part des enseignants dans l’apprentissage de l’orthographe, non pas implicite (ce qui est le cas des mécanismes précédents) mais explicite : par l’enseignement des règles orthographiques en classe. Cet apprentissage est évidemment très important. Il faut toutefois noter que la connaissance d’une règle ne signifie pas qu’elle soit correctement appliquée. C’est par exemple le cas pour les règles d’accord : bien que les enfants les connaissent, leurs erreurs sont fréquentes. Cela est probablement dû à une surcharge cognitive et attentionnelle lors des tâches d’écriture ou de dictée, d’autant plus que le geste graphique n’est pas encore automatisé (ce qui est le cas à partir de 10 ans, en CE2).


Quels liens avec la lecture ?

La lecture et l’écriture sont intimement liées. Dans les deux cas, il s’agit de mettre en relation le langage oral et le langage écrit, et plus précisément des phonèmes (les “unités élémentaires” du langage oral) et des graphèmes (les “unités élémentaires” du langage écrit). Cependant, la difficulté associée à ces deux tâches est très différente. Cela est lié à la direction de la correspondance graphème-phonème : dans la lecture, on part du graphème pour y associer un phonème ; c’est l‘inverse pour l’écriture. Et cela change beaucoup de choses ! Par exemple, le graphème “au” sera systématiquement associé au phonème /o/, et l’apprentissage de cette association sera relativement aisé pour l’enfant. Pour l’écriture, c’est autrement plus complexe : le phonème de départ, /o/ par exemple, peut correspondre à de nombreux graphèmes potentiels (“eau”, “au’, “o”...), en fonction de sa position dans le mot (“eau” est par exemple retrouvé en fin de mot). Les possibilités sont donc beaucoup plus importantes, nécessitant un apprentissage complexe et prolongé.

Les apprentissages de la lecture et de l’orthographe sont intimement liés, et constituent deux faces d’une même pièce (celle du langage écrit). Cependant, il ne faut pas réduire la lecture comme précurseur de l’orthographe : les deux se développent concomitamment, avec des interactions et des influences réciproques. Ces deux apprentissages partagent un facteur prédictif commun et majeur dans les deux cas : l’association graphème-phonème. Plus celle-ci est performante, meilleures seront les performances en lectures et en orthographe.


La dysorthographie

A la lumière de ces connaissances, on peut tenter de dessiner les contours de la constellation des dysorthographies, en fonction des différents mécanismes psychopathologiques impliqués. Ces distinctions sont importantes car elles permettent de mieux identifier les profils de patients, et d’expliquer leurs difficultés propres.

Il est difficile de définir précisément la dysorthographie. La définition communément admise est un niveau d’orthographe significativement inférieur au niveau des élèves du même âge (ce qui est terriblement flou), sans que cela ne puisse être expliqué par un retard intellectuel, un manque de pédagogie (par exemple une absence de scolarisation prolongée) ou un déficit sensoriel. Ce flou conceptuel a des répercussions importantes dans notre conception du trouble, à la fois sur le plan théorique mais aussi en pratique clinique. Par exemple, il est ainsi difficile d’en estimer la prévalence : environs 10% des élèves qui seraient concerné par des difficultés d’écriture, que ce soit la dysgraphie ou la dysorthographie. La définition est d’autant plus difficile à énoncer qu’à l’instar des autres troubles du neurodéveloppement, la comorbidité est la règle, avec comme conséquence une intrication des mécanismes physiopathologiques potentiels. Par exemple, environs la moitié des enfants avec une dyspraxie ont une dysgraphie associée, ou une dyslexie pour ce qui est de la dysorthographie.

On peut catégoriser les origines physiopathologiques de la dysorthographie en deux grands ensembles : d’une part, les origines “proximales”, qui touchent directement les fonctions cognitives spécifiques de l’orthographe, et d’autre part, les origines “distales”, qui touchent des fonctions cognitives plus générales, impliquées dans de nombreuses autres tâches cognitives. Une telle dichotomie est retrouvée dans de nombreux autres TND, nous en avions par exemple parlé pour la dyscalculie.

Les causes proximales de dysorthographie regroupent les atteintes de la voie lexicale et de la voie sous-lexicale. La première est bien illustrée par le cas de JG, que nous avons rencontré plus haut. Chez l’enfant, le développement anormal du lexique orthographique et de la voie lexicale correspond à la dysgraphie (par abus de langage) dite “de surface”. A l’instar de JG, les enfants ont tendance à faire des erreurs phonologiquement plausibles (par exemple, “yote” au lieu de “yacht”).

La voie sous-lexicale peut elle aussi être touchée, en particulier l’association graphème-phonème. Dans ce cas-là, l’enfant sera plus en difficulté pour les mots irréguliers, mais sera plus à l’aise avec les mots réguliers. Cela correspond à la dysgraphie/dysorthographie phonologique.

On peut identifier 2 grandes causes distales de la dysorthographie. La première est un déficit de conscience phonologique, cette capacité qui permet de “découper” virtuellement les mots que l’on entend en phonèmes. On l’a vu, cette capacité est essentielle à l’association graphème-phonème, et en aval à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Son dysfonctionnement peut donc aboutir à la fois à une dyslexie et à une dysorthographie. De plus, des difficultés en mémoire de travail visuelle aura un impact dans la bonne perception des graphèmes, et donc en aval avec l’association aux phonèmes correspondants.

La prise en charge de la dysorthographie est, tout comme n’importe quel autre TND, pluridisciplinaire. Elle inclut en particulier la psychomotricité et l’ergothérapie. Cependant, dans les troubles des apprentissages, le rôle de l’école est prépondérant : l’équipe enseignante est en première ligne pour aider l’enfant, en adaptant leur pédagogie (par exemple, en favorisant les interrogations orales et non pas écrites), les programmes ou les devoirs (le but étant de diminuer la charge cognitive demander pour “redistribuer les forces” vers les difficultés pour les améliorer). Enfin, il ne faut pas oublier deux aspects essentiels de la prise en charge globale de ces enfants : l’accompagnement psychologique de l’enfant, à risque de se dévaloriser, et de la famille, qui a un rôle majeur de soutient et d’accompagnement.

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SOURCES :

- La Dysgraphie: définition, diagnostic, aménagement, solutions et conséquences (apedys.org)

- Barrouillet, Pierre, et al. Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie: bilan des données scientifiques. Diss. Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), 2007.



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