La dyslexie


 

Le docteur Rudolf Berlin ne vous dit probablement rien. Ophtalmologue de formation, il a longtemps exercé à Stuttgart, en Allemagne, entre 1875 et 1890. Il a mené de nombreux travaux dans ce domaine. Mais s’il nous intéresse aujourd’hui, c’est parce que c’est lui qui a forgé le terme “dyslexie”. C’est à Stuttgart qu’il a rencontré Mr B., un patient de 66 ans qui avait brutalement perdu la faculté de lire un texte : il pouvait commencer à lire les premiers mots de la phrase, mais rapidement cela devenait trop difficile, et il s’arrêtait. C’est en 1887, après l’observation de plusieurs patients similaires, qu’il dénomma cette pathologie “dyslexie”, qu’il rapprochait des aphasies (perte du langage oral).

La dyslexie de Berlin était probablement liée à un accident vasculaire cérébral survenu chez ses patients, ou d’autres lésions cérébrales variées. Ce n’est pas le cas de la dyslexie développementale qui nous intéresse aujourd’hui, qui résulte d’un développement atypique du cerveau, sans pour autant qu’il y ait de lésion cérébrale. Les premières descriptions de dyslexie développementales sont publiées dès 1881, et sont l’œuvre d’un autre ophtalmologiste allemand, Oswald Berkhan.

La dyslexie est aujourd’hui incluse dans les troubles du neurodéveloppement, et plus précisément dans les troubles des apprentissages. Elle correspond à des difficultés significatives dans l’apprentissage de la lecture, avec des répercussions importantes dans le reste de la scolarité et dans la vie quotidienne.


Les difficultés d’apprentissage de la lecture peuvent s’expliquer par de très nombreux facteurs. Par exemple, on peut tout à fait concevoir qu’un enfant avec un retard intellectuel sera en difficulté pour lire ou pour compter. De la même manière, un enfant avec d’importants troubles visuels (un astigmatisme important par exemple) ou auditifs sera lui aussi en difficulté. Ainsi, la définition de la dyslexie exclue ces étiologies : la dyslexie est caractérisée par un développement anormal de la lecture en lien avec des fragilités cognitives spécifiques. 

Ces étiologies diverses expliquent la différence entre la prévalence d’enfants en difficultés pour lire (20%) et la prévalence de la dyslexie (5-8%) : toute difficulté dans l’apprentissage de la lecture n’est pas une dyslexie ! Ce raisonnement s’applique par ailleurs aux autres troubles des apprentissages.

Il existe une conséquence fondamentale à cette définition de la dyslexie : cette dernière n’est, par définition, pas secondaire à un trouble psycho-affectif ou à des difficultés relationnelles ou familiales. Bien entendu, un trouble anxieux ou dépressif de l’enfant va avoir un fort retentissement sur ses apprentissages ; mais il s’agit là d’un trouble anxieux, et non pas d’une dyslexie. La prise en charge de ce trouble anxieux améliorera les apprentissages de l’enfant.

La dyslexie, tout comme les troubles des apprentissages sont donc par définition des troubles cognitifs. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de troubles psycho-affectifs chez ces enfants ! Bien au contraire, l’impact des difficultés quotidiennes sur le moral, l’estime de soi et l’anxiété est souvent important. Mais il ne faut pas s’y tromper : ces enfants sont anxieux du fait de leur dyslexie, mais ne sont pas dyslexiques parce qu’ils sont anxieux -par définition.

Les difficultés de lecture liées à la dyslexie peuvent être de trois ordres : elles peuvent concerner la fluidité et la rapidité de lecture (et donc se manifester par une lenteur, ou des accros fréquents), l’exactitude (mauvaise association entre la prononciation et l’écrit) ou la compréhension (on peut lire un mot correctement tout en ne comprenant pas ce que l’on lit). Ces trois grandes dimensions se retrouvent chez les enfants et les adultes avec dyslexie.

Schématiquement, la lecture repose sur plusieurs processus cognitifs permettant de décoder un ensemble de signes visuels qui représentent des mots parlés. Lire, c’est établir une connexion fluide entre ces signes écrits, les mots parlés, et leur sens. Ces trois ensembles se regroupent en trois lexiques : phonologique (pour les mots parlés), orthographiques (pour les mots écrits) et sémantique (pour leur sens). Les deux premiers regroupent aussi des représentations dites sous-lexicales. Par exemple, les mots écrits peuvent être divisés en “briques élémentaires”, les graphèmes : par exemple, le mot “seau” est composé de deux graphèmes : “s” et “eau”. Ces graphèmes sont des représentations sous-lexicales du lexique orthographique. De la même manière, le lexique phonologique inclue des représentations sous-lexicales orales, les phonèmes. Par exemple, le mot “seau” est composé de deux phonèmes : /s/ et /o/.

La lecture d’un mot peut donc reposer sur deux stratégies différentes. D’une part, si le mot est connu, elle met en jeu une voie dire lexicale : le lecteur retrouve en mémoire le mot en entier dans son lexique orthographique, phonologique et sémantique, pour pouvoir le lire. D’autre part, par exemple en cas de mot inconnu, la lecture met en jeu une voie sous-lexicale. C’est ce qu’on peut appeler un “décodage” du mot, qui doit être “découpé” en graphèmes, puis associés dans un second temps aux phonèmes correspondants, ainsi qu’à son sens. Au cours de son développement, l’enfant utilisera donc majoritairement sa voie sous-lexicale initialement, le temps de “construire” son lexique orthographique notamment. Plus celui-ci s’étoffera, plus l’enfant reconnaitra directement les mots écrits et utilisera sa voie lexicale.

Au cours de son apprentissage de la lecture, l'enfant utilisera initialement sa voie "sous-lexicale", basée sur l'association graphème-phonème (décodage des mots, A). Cela lui permettra notamment de construire son lexique orthographique, et d'utiliser ensuite sa voie lexicale (B).

Ce modèle cognitif de la lecture est capital à comprendre, car il est à l’origine de la principale théorie explicative de la dyslexie, la théorie phonologique.

Cette dernière postule que les difficultés de lecture des enfants dyslexiques sont secondaires à un déficit du traitement phonologique du langage (donc d’une difficulté du langage oral), une altération du lexique phonologique et de ses représentations sous-lexicales. Cette hypothèse est étayée par de nombreuses publications scientifiques et arguments, que nous présenterons succinctement. Elle s’appuie sur le fait que le langage oral se développe plus précocement que le langage écrit, à la fois dans l’ontogenèse (dans l’histoire de l’individu, un bébé apprend à parler puis à lire) et dans la phylogenèse (dans l’histoire de l’évolution, l’Homme a appris à parler bien avant de savoir écrire). La lecture est une projection écrite du langage oral. Il est donc logique que des fragilités phonologiques provoquent une dyslexie.

Deux grands arguments appuient l’hypothèse phonologique de la dyslexie. D’une part, les performances à divers tests évaluant le lexique phonologique permettent de prédire les performances futures de lecture (jusqu’à 75% de celles-ci). D’autre part, de nombreuses études montrent que les enfants dyslexiques sont en difficulté concernant un phénomène central de la lecture : la conscience phonologique. Cette dernière représente la capacité que nous avons de “découper” les mots entendus en une suite de phonèmes. Ce processus, acquis vers 5-6 ans, est essentiel à l’apprentissage de la lecture. Le déficit de conscience phonologique, et donc d’identification des phonèmes, a un impact majeur sur la voie sous-lexicale et donc sur le décodage des mots, et in fine sur l’apprentissage de la lecture.

L’atteinte de la voie sous-lexicale est caractéristique de la dyslexie dite “phonologique”, qui se manifeste par des erreurs particulièrement fréquentes dans la lecture des mots inventés (pseudo-mots) ou inconnus, pour lesquels la voie lexicale ne peut être mobilisée en renfort.

La théorie phonologique de la dyslexie a été critiquée par plusieurs scientifiques. Ces derniers affirment par exemple que le déficit de conscience phonologique n’est pas la cause, mais la conséquence de la dyslexie. En effet, l’exposition répétées aux mots écrits et aux associations graphèmes-phonèmes (donc, l’apprentissage de la lecture en classe) permet le développement de la conscience phonologique (elle l’explicite). Un enfant qui ne bénéficie pas de cet entraînement aura une conscience phonologique plus faible. Cependant, plusieurs études s’opposent à cette critique. Dans celles-ci, les enfants dyslexiques sont non seulement comparés aux enfants du même âge (et donc avec la même exposition aux mots/graphèmes-phonèmes), mais aussi aux enfants de même niveau en lecture (qui sont donc plus jeunes, avec une exposition moindre à l’apprentissage à la lecture). Ces études montrent que le niveau de conscience phonologique des enfants dyslexiques reste inférieur aux enfants de même niveau de lecture. Le déficit de conscience phonologique semble donc précéder les difficultés d’apprentissage de la lecture.

Un second argument vient nuancer l’universalité de la théorie phonologique. La dyslexie apparaît en effet comme un trouble hétérogène, avec des présentations cliniques différentes (par exemple, une lenteur prédominante chez l’un, des difficultés de compréhension chez l’autre...) et donc des mécanismes physiopathologiques différents. La théorie phonologique pourrait expliquer la plupart des dyslexies, mais pas toutes. Ainsi, il existe de nombreuses autres théories explicatives de la dyslexie, qui ont cependant moins d’assises scientifiques que la théorie phonologique.

De nombreux types de dyslexies ont été décrits, traduisant l'hétérogénéité de ce trouble.

On peut par exemple évoquer la théorie du trouble visuel magnocellulaire de la dyslexie. Au sein des cellules de la rétine, les cellules magnocellulaires sont des récepteurs particuliers, particulièrement impliqué dans les analyses grossières des stimuli visuels, des mouvements et des changements rapides du champs visuel. Plusieurs études ont rapporté une altération de ces cellules ou des fonctions qu’elle supporte dans la dyslexie. Les scientifiques qui supportent cette théorie pensent que les difficultés de lecture des dyslexies sont dues à une perturbation du traitement de l’information visuelle, secondaire à cette atteinte magnocellulaire. Cependant, de nombreux arguments remettent en cause cette hypothèse. Tout d’abord, les études sur le sujet sont très hétérogènes, et de nombreux résultats contredisent une atteinte magnocellulaire chez les dyslexiques. Ensuite, le système magnocellulaire n’est théoriquement pas impliqué dans la lecture, qui requiert un traitement des détails fins du champs visuel central –un rôle dévolu au système parvocellulaire, qui n’est a priori pas impliqué dans la dyslexie. Un trouble magnocellulaire, s’il existe, pourrait donc être un épiphénomène, sans lien causal avec les difficultés de lecture de la dyslexie. Enfin, quand bien même une atteinte magnocellulaire serait retrouvée dans la dyslexie, elle ne concernerait qu’une minorité des personnes atteintes, contrairement au déficit phonologique. Par exemple, une étude française a montré au sein de leur échantillon que l’ensemble des dyslexiques avaient un trouble phonologique, mais seulement 12% un trouble magnocellulaire.

D’autres théories explicatives récentes méritent notre attention. C’est par exemple le cas de l’hypothèse du bruit perceptif. La lecture implique de sélectionner les stimuli visuels importants (les lettres) au sein d’un véritable tsunami sensoriel (le reste de la page, les lignes, les marges, la table sur lequel est posé le livre, etc.). Certains scientifiques pensent que la dyslexie pourrait être liée à la difficulté d’extraire ces signaux d'intérêt du “bruit” environnant.

Enfin, d'autres scientifiques pensent que la dyslexie serait en réalité liée à un trouble du traitement des informations sensorielles, visuelles comme auditives. Dans ces deux modalités sensorielles, le timing de traitement des informations est primordial. Pour le langage oral, l’analyse en temps réel de la succession de phonèmes (entendus à un rythmé effréné lorsqu’on nous parle !) permet leur assemblage en des mots et des phrases cohérentes. Il en va de même pour l’assemble des graphèmes écrits. Ainsi, toute perturbation de ce timing très précis provoquera une défaillance de ces assemblages, avec une répercussion sur les capacités de lecture. Plusieurs études tendent à valider cette hypothèse, même si cela demande à être confirmé. Elle constituerait un changement de paradigme important, en considérant la dyslexie non pas comme un trouble de la lecture spécifiquement, mais comme un trouble du traitement temporel des informations sensorielles.

Ces hypothèses ne sont pas seulement théoriques. Elles ont aussi un retentissement clinique car les différents scientifiques qui en sont à l’origine ont pour beaucoup tenté de développer leurs propres programmes de prise en charge.

Actuellement, en accord avec la théorie phonologique (dont, nous le rappelons, le consensus scientifique est fort), la pierre angulaire de la prise en charge de la dyslexie est l’orthophonie. L’orthophoniste permet à l’enfant de développer ses compétences phonologiques ou de développer des stratégies compensatoires pour limiter le handicap au quotidien.

En parallèle, des scientifiques comme Paula Tallal, à l’origine de la théorie du déficit de traitement auditif temporel ont développé leur propre approche thérapeutique, en particulier via un programme appelé Fast ForWord, qui permet justement d’entraîner des capacités de discrimination phonétique et de traitement des informations auditives. Cependant, la validation scientifique de cette approche est contestée. Pour simplifier, mis à part les études émanant de leurs concepteurs, les données évaluant le programme Fast ForWord semblent montrer qu’il est globalement peu efficace, ou alors que son efficacité est liée aux facteurs de communs de prise en charge orthophonique.

Il existe par ailleurs de nombreuses autres prise en charge, pour le moins fumeuses, et qui ne reposent sur aucun fondement scientifique. On peut par exemple citer la méthode Tomatis ou la méthode Lexiphone, qui reposent sur des stimulations auditives spécifiques. Leurs fondements scientifiques sont inexistants et leurs méthodes fumeuses. On peut par ailleurs englober dans cette catégorie le port de verres teintés, qui pourraient diminuer le “stress visuel”, mais ce dernier n’étant probablement pas lié causalement à la dyslexie.

Il apparait aujourd’hui capital de mieux comprendre les bases neuro-psychologiques de la dyslexie, afin de pouvoir proposer des prises en charge adaptées en validées scientifiquement.

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