Comment les enfants apprennent-ils à lire ?

En France, l’apprentissage de la lecture est le plus souvent acquis vers l’âge de 6 ans, alors que les enfants sont solarisés en classe de CP. Cette petite merveille de processus cognitifs articulés les uns avec les autres se modèle en quelques mois, et après quelques années à peine, ces écoliers deviendront des lecteurs aguerris devant n’importe quel texte. Mais par quels miracles de tels processus peuvent se mettre en place ? Quelles sont les différentes étapes qui permettront à l’enfant de décoder un texte ? Quelles sont les capacités cognitives nécessaires à cela ?

Nous avons vu dans un article précédent les modifications profondes et durables qu’induisait l’apprentissage de la lecture sur notre cerveau. Nous avons aussi découvert que notre cerveau n’était, à l’origine, pas destiné à cet apprentissage, et que cela nécessite le recyclage de circuits neuronaux plus anciens, destinés à l’origine à d’autres tâches cognitives comme la reconnaissance d’objets. Aujourd’hui, nous allons tenter de faire des parallèles entre ce niveau cérébral, neuronal, avec les données de la psychologie expérimentale. Plusieurs décennies de recherche sur le sujet permettent aujourd’hui d’avoir un point de vue global sur les mécanismes cognitifs mis en jeu pour apprendre à lire. Cependant, nous allons le voir, cela n’empêche pas les débats d’experts de perdurer.

Si nous devions très succinctement définir la lecture, nous pourrions dire qu’il s’agit des processus cognitifs permettant de décoder un ensemble de signes visuels qui représentent des mots parlés. Lire, c’est basiquement établir une connexion fluide entre ces signes écrits, les mots parlés, et leur sens. Ces trois ensembles sont regroupés dans de grandes bibliothèques cérébrales, qu’on appelle des lexiques. Ainsi, nous allons le voir, apprendre la lecture revient à construire ces lexiques, ainsi que les connexions qui leur permettent d’échanger des informations.

Lorsqu’il rentre en grande section de maternelle, l’enfant possède dans son cerveau 2 lexiques. Le premier d’entre eux est le lexique phonologique, qui classe la prononciation orale des mots. Il est déjà bien fourni, l’enfant ayant commencé à parler, dans la plupart des cas, dès son premier anniversaire. Il s’est enrichi les années suivantes de centaines de nouveaux mots. Ces mots peuvent le plus souvent être décomposés en des briques sonores élémentaires que l’on associe, les phonèmes. Par exemple, le mot « cerveau » est composé des sons « cer » et « veau ». Les phonèmes sont représentés au sein du lexique phonologique sous la forme de représentations dites « sous-lexicales ».

Le deuxième lexique à leur disposition est le lexique sémantique, là où sont classés le sens des mots qu’il utilise -un enfant, à 5 ans, sait non seulement parler mais il connaît le plus souvent le sens des mots qu’il utilise.

Lors de l’apprentissage de la lecture, l’enfant va construire un troisième lexique, au sein duquel il va ranger les représentations écrites des mots qu’il apprend à lire : le lexique orthographique. A l’instar des représentations phonologiques et des phonèmes, les mots écrits peuvent être découpés en briques élémentaires appelées graphèmes, stockées sous la forme de représentations sous-lexicales. Ces dernières seront combinées, tout comme les phonèmes, pour former des mots écrits.

Une fois devenu expert en lecture, l’enfant aura non seulement pu construire un lexique orthographique, mais aussi tout un ensemble de connexions entre les différents lexiques et leurs sous-classifications. Nous allons désormais explorer de quelles manière il y arrive.

 
Initialement (avant l'apprentissage de la lecture), l'enfant possède un lexique phonologique et sémantique : il peut parler tout en connaissant le sens des mots qu'il utilise.

Le modèle classique de l’apprentissage de la lecture a été construit par Uta Frith en 1985 -une chercheuse que nous avons déjà croisé à plusieurs reprises lorsque nous parlions d’autisme sur ce blog. Il décompose cet apprentissage en trois stades successifs.

Au cours du premier stade, dit logographique, l’enfant analyse les mots écrits comme n’importe quel autre stimuli visuel, comme n’importe quel dessin. Le sens du mot écrit, ainsi que sa prononciation, est associé à la forme visuelle du mot. Ainsi, par exemple, l’enfant peut identifier le mot « VOITURE » de la même manière qu’il identifierai une voiture dessinée sur une feuille de papier. Le mot est un dessin. Il va sans dire que ce mode de lecture très élémentaire est extrêmement imprécis, et très sensible aux changements de police, de taille ou de couleur de l’écriture (dans ce type d’analyse, le mot « voiture » n’est pas égal au mot « VOITURE » par exemple). Au niveau lexical, ce type d’analyse s’explique par une connexion entre le lexique sémantique et phonologique : l’enfant sait nommer une voiture « dessinée » sur une feuille de papier.


Stade logographique de l'apprentissage de la lecture, selon U. Frith. L'enfant identifie le "dessin" de la voiture, accède à son sens et à sa prononciation, et peut finalement le prononcer.

A partir de cet état de base, l’enfant doit construire une connaissance explicites des phonèmes qui compose les mots (parlés), leur correspondance avec les lettres (typiquement, ce qui est fait avec la comptine-alphabet) et les graphèmes, puis il doit comprendre comment les assembler pour former des mots. Au cours du deuxième stade, dit alphabétique, l’enfant apprend à identifier les lettres qui composent les mots qu’il voit, et à y associer les phonèmes correspondants. Il commence aussi à assimiler le concept abstrait de lettre, et peut donc y associer le phonème correspondant indépendamment de la typographie -la police, la taille ou la couleur des caractères. Au niveau lexical, l’enfant commence à construire au cours de cette phase son lexique orthographique, qui n’existe cependant pas encore complètement. Il commence tout juste à assembler les briques élémentaires (les graphèmes) -les représentations alphabétiques sous-lexicales, et à trouver leurs correspondances avec les phonèmes -les représentations phonologiques sous-lexicales. Ces associations sont permises par un phénomène cognitif appelé la conscience phonémique, une capacité essentielle qui permet de découper mentalement les mots que l’on entend en phonèmes élémentaires.

L’enfant a alors beaucoup progressé en lecture. Cependant, les stratégies correspondantes au stade alphabétique restent très coûteuses en énergie et peu efficaces, car elles reposent sur un déchiffrage lettre par lettre des mots écrits. L’enfant peut alors tomber dans certains pièges, comme le graphème « eau », qui ne correspond pas aux phonèmes [e], [a] et [u], mais au phonème [o].

Stade alphabétique. Les premières connexions apparaissent entre les lettres (représentations sous-lexicales alphabétiques) et les sons correspondants. Ce sera bientôt le tour les graphèmes et des phonèmes.

Finalement, à force d’être exposé quotidiennement aux mots écrits, l’enfant va développer l’ensemble des séquences de graphèmes, articulés en mots, et donc constituer son lexique orthographique. Il pourra en parallèle développer des connexions directes entre son lexique orthographique et son lexique sémantique. C’est de stade orthographique. A ce stade, les 3 lexiques nécessaires à la lecture sont donc en étroite interconnexion. L’enfant devient capable d’identifier les mots écrits sans avoir à les décomposer en graphèmes, puis à trouver les phonèmes correspondant, puis à tout assembler pour retrouver le sens du mot. Sa stratégie de lecture est désormais mature et pleinement efficace. La méthode d’association graphème-phonème, plus lente et moins efficace, reste toutefois possible, et nous pouvons tous la mettre en œuvre lorsqu’il s’agit de lire des mots inconnus ou des pseudo-mots (comme « trubiduc » par exemple).


Stade orthographique. L'ensemble des lexiques son désormais créés et étroitement interconnectés.

Comme souvent, les critiques d’un modèle sont souvent tout aussi passionnantes et instructives que le modèle lui-même. Aussi, le modèle de Frith possède ses failles, et plusieurs scientifiques contestent sa véracité. Une critique importante est celle de l’approche par stades, jugée trop simpliste par certains. Il est évident que les limites entre ces différentes étapes sont très floues, et il n’est pas aisé de les identifier en tant que tel. Il apparaît plus sage d’envisager ces stades comme différentes stratégies de lecture mises en place, qui se complexifient progressivement avec le développement de nouvelles capacités cognitives, de nouveaux outils. Ainsi, il ne s’agit pas de dire que les enfants experts en lecture n’utilisent qu’une lecture « orthographique » et jamais « alphabétique ». Comme nous le disions plus haut, une stratégie alphabétique peut toujours être mise en œuvre devant des mots inconnus.

Une autre grande critique du modèle de Frith est celui de son universalité. Cette approche assume une méthode d’enseignement de la lecture basée sur l’apprentissage explicite des relations entre graphèmes et phonèmes. Cependant, ce n’est pas la seule méthode d’apprentissage possible. Il existe d’une part d’autres approches pédagogiques (et celle basée sur le travail explicité d’associations est controversée), et d’autre part, certains enfants apprennent la lecture sans passer par cette étape alphabétique. Il s’agit par exemple des enfants ayant appris seuls à lire. Ces derniers semblent être passé directement du stade phonologique au stade orthographique, et avoir directement construit leur lexique orthographique, sans passer par la construction des sous-représentations lexicales. Cela pourrait aussi être le cas pour d’autres systèmes d’écritures (autre que l’alphabet latin), comme le système chinois. Les signes chinois ne correspondent pas en effet à des lettres, mais (pour le dire très simplement) représentent directement des mots. Sans décomposition en graphèmes, pas de stade alphabétique !

Une dernière critique du modèle de Frith porte sur la place accordée au lexique phonologique dans le processus de la lecture. Cela implique que pour pouvoir lire un mot, il faut pouvoir se représenter sa prononciation (avoir un lexique phonologique). C’est sans compter sur les personnes avec une surdité totale (qu’on appelle une cophose), qui sont tout à fait capables d’apprendre à lire ! Cependant, il semble dans ce cas qu’un lexique phonologique puisse se constituer sur la base d’indices non pas auditifs, mais visuels -et particulier la lecture labiale, qui permet de modéliser une partie du son produit. Il faut par ailleurs noter que le lexique orthographique n’est pas spécifique de la modalité visuelle, et qu’elle peut tout à fait se construire à partir d’informations tactiles : c’est le cas du Braille pour les personnes aveugles.

Ainsi, il semble que le modèle de Frith décrive de manière très générale l’apprentissage de la lecture tel qu’il se fait dans les systèmes d’écriture alphabétiques. Il n’en reste pas moins précieux et représentatif de ce qui se passe dans la tête de nos bambins.


Et dans nos cerveaux ?

Nous avons déjà évoqué dans un article précédent les modifications que l’apprentissage de la lecture provoquaient sur notre cerveau. Il apparaît désormais tentant de faire des parallèles à la lumière des processus cognitifs décrits par Frith dans son modèle. Cependant, il fait bien garder en tête que ces parallèles reposent pour la plupart sur des corrélations : il ne s’agit pas de liens causaux, et si nous allons prendre quelques libertés dans les paragraphes qui vont suivre, il faut bien se garder d’extrapoler trop vite.

La lecture met en jeu de vastes réseaux neuronaux au sein de notre cerveau. Nous pouvons identifier plusieurs nœuds particulièrement importants dans ce processus. C’est le cas par exemple de l’aire de la forme visuelle des mots, qui permet d’associer des lettres perçues en des mots, avant de transmettre l’information aux aires auditives. Il est donc possible que le lexique orthographique soit « stocké » au niveau de l’aire visuelle de la forme des mots. Cela est d’autant plus plausible que l’activation de l’AFVM lors des tâches de lecture est proportionnelle au niveau de lecture de son propriétaire.

D’autres régions semblent critiques pour permettre une lecture fluide d’un texte. C’est par exemple le cas de plusieurs aires cérébrales localisées à la jonction entre le lobe temporal et pariétal. On y retrouve par exemple le gyrus angulaire, un autre lieu suspecté de stocker le lexique orthographique, ou encore le gyrus temporal supérieur (dans sa partie postérieure), qui pourrait permettre l’association graphème-phonème et « stocker » le lexique phonologique.


L'aire visuelle de la forme des mots (rouge) pourrait "abriter" le lexique orthographique, alors que la région temporo-pariétale (vert) pourrait accueillir le lexique phonologique. L'accès au sens des mots (lexique sémantique) est permis par le cortex temporal (jaune). Orange : cortex occipital (vision). 

Lorsqu’on mesure les activations cérébrales lors d’une tâche de lecture grâce à une IRM fonctionnelle, on observe une activation au niveau des aires visuelles occipitales, puis de l’AVFM, et enfin des régions de la jonction temporo-pariétale. Ce profil est tout à fait cohérent avec le stade final du modèle de Frith, qui suppose que l’accès au lexique orthographique précède celui du lexique phonologique.

Ce qui se passe dans le cerveau des enfants lorsqu’ils apprennent à lire est extraordinaire. Alors qu’il n’est même pas destiné à le faire, le cerveau va progressivement créer de nouveaux lexiques, de nouvelles connexions, il va remodeler son architecture pour permettre à l’enfant de devenir un expert dans ce domaine. On devine alors le rôle prépondérant de son professeur, qui a non seulement la charge de transmettre de nouveaux savoir, mais en réalité, de moduler tel un architecte le cerveau de ses élèves.


SOURCES :

Dehaene S, Cohen L, Morais J, Kolinsky R. Illiterate to literate: behavioural and cerebral changes induced by reading acquisition. Nat Rev Neurosci. 2015 Apr;16(4):234-44. doi: 10.1038/nrn3924. Epub 2015 Mar 18. PMID: 25783611.

- Ramus, Franck. "The neural basis of reading acquisition." The cognitive neurosciences III (2004): 815-824.

Dehaene, Stanislas. "Les bases cérébrales d’une acquisition culturelle: la lecture." Gènes et cultures 1 (2003): 187-199.