Comment la lecture change votre cerveau

 

C’est à l’âge de 53 ans que KC, un plombier allemand, consulta aux urgences de l’hôpital de Brême. Il était alors en train de faire un AVC : un vaisseau sanguin de son cerveau s’était bouché, privant les neurones en aval d’oxygène, provoquant leur mort rapide et inéluctable. Fort heureusement pour lui, il ne s’agissait pas d’un vaisseau majeur, mais d’une petite artère à l’arrière du cerveau, si bien que l’AVC ne fut pas fatal. Seule une petite région de son cerveau fut détruite, située juste derrière son oreille gauche.

Il n’eut pas de séquelles majeures de son AVC : il n’était pas paralysé, il pouvait discuter sans difficulté avec ses proches, et écrire tout à fait normalement. Cependant, il était devenu extrêmement difficile pour lui de lire. C’était là sa seule séquelle de sa mésaventure cérébrale. L’AVC de KC avait détruit une région cérébrale bien spécifique et essentielle à la lecture fluide, l’aire de la forme visuelle des mots. Cette aire cérébrale permet d’assembler les lettres que nous percevons en mots, tout en recherchant la prononciation du mot formé. Autrement dit, cette région du cerveau permet de mettre des mots parlés sur les chaînes de caractères complexes que nous percevons avec les yeux : elle nous permet de lire.

L'AVC dont a été victime KC résulte de l'occlusion d'une petite artère cérébrale (A). Cette occlusion a détruit une petite partie de son lobe temporal gauche (B, lobe temporal indiqué en vert), et plus particulièrement l'aire de la forme visuelle des mots (AFVM, fig. C, cible rouge) au sein du gyrus fusiforme (C, en jaune).

Cependant, le cerveau humain n’est pas destiné initialement à lire : si cet apprentissage n’est pas enseigné, il nous est impossible de l’assimiler spontanément, intuitivement. L’apprentissage de la lecture n’est donc pas une activité «naturelle» pour le cerveau, qui va se trouver profondément modifié par cette acquisition. Je vous propose dans cet article de nous plonger dans ces modifications, et dans les méandres de notre cortex.

La plupart des enfants en France apprennent à lire à l’école maternelle et primaire, et de nombreux chercheurs ont étudié les modifications que cela induisait sur le cerveau, en leur faisant passer des IRM à intervalles réguliers -une technique d’imagerie cérébrale totalement inoffensive. Cependant, cette approche souffre de plusieurs biais. En effet, il existe nécessairement une modification du cerveau avec l’âge des enfants -c'est le développement ou la maturation cérébrale. De plus, il est difficile de faire abstraction du niveau d’apprentissage dans sa globalité, des acquisitions générales de l'enfant. Il est difficile de détecter les modifications spécifiquement liée à l'apprentissage de la lecture, par rapport à tous les autres apprentissages qui se développement en même temps.  Enfin, il est difficile d’éliminer l'influence du milieu socio-économique autour de l'enfant. C'est pourquoi des équipes de chercheurs ont étudié les effets cérébraux de l’acquisition de la lecture non pas chez l'enfant, mais chez des adultes illettrés. En leur faisant passer des IRM au fur et à mesure de leur progression dans la lecture, ils ont pu mesurer finement les modifications cérébrales que cela produisait. Cependant, cette approche souffre elle aussi de plusieurs biais méthodologiques : les personnes qui s’engagent dans ce type d’étude sont peut être plus motivées pour apprendre la lecture, plus préparées, cela est peut être plus simple, elles peuvent être illettrées à cause d’une dyslexie importante -et non diagnostiquée-, et leurs stratégies d’apprentissage peuvent être très différentes des enfants de 5 ans.

Ainsi, on peut tenter de se faire une idée générale des changements cérébraux qu’implique l’apprentissage de la lecture, mais il persiste encore des zones d’ombre. L’extrapolation des données acquises chez l’adulte vers l’enfant est périlleuse, car le cerveau juvénile est par essence très différent du cerveau adulte, en terme de forme, de connectivité, de contraintes ou de plasticité. Même si sur ce dernier point, les données semblent indiquer que les changements cérébraux sont similaires entre adultes et enfants.

En gardant en tête toutes ces limites, commençons notre descente vers les profondeur de notre cerveau, en nous attardant tout d’abord vers la région la plus caractéristique, l’aire de la forme visuelle des mots (AVFM).

Comme nous le disions plus haut, cette région cérébrale permet l’assemblage des lettres en des mots et leur association avec leur prononciation. En termes plus complexes, on peut dire que l’aire de la forme visuelle des mots permet l’association graphème-phonème. Pour cela, elle se trouve à l’interface entre 2 systèmes neuronaux : d’une part, le système visuel, et en particularité une autoroute cérébrale appelée « voie visuelle ventrale », ou voie du "quoi", qui permet l’identification de toute perception visuelle (que ce soit un visage, un objet ou un mot). D’autre part, le système du langage, qui regroupe plusieurs régions cérébrales de notre cerveau. Le principe de base de la lecture étant l’association d’un mot parlé à une chaîne de caractères écrits, on se rend bien compte de la place centrale qu’occupe l’AVFM dans ce processus. C’est pour cette raison qu’elle a été extensivement étudiées par des nombreuses équipes de chercheurs à travers le monde.

L'AVFM permet la transformation des mots écrits (décomposés en graphèmes) en mots parlés (décomposés en phonèmes), permettant ainsi la lecture.

De nombreuses études ont montré que l’intensité de l’activation de l’AVFM au cours d’une tâche de lecture (activation que l’on peut mesurer grâce à une IRM fonctionnelle) est directement proportionnelle au niveau de lecture du sujet : elle est bien plus faible chez les adultes illettrés, comparés à ceux qui savent lire. En utilisant des modèles mathématiques complexes, des chercheurs ont pu estimer que cette intensité d’activation expliquait 50 % du niveau de lecture du sujet considéré -ce qui est tout à fait remarquable étant donné la distribution très globale des réseaux neuronaux de la lecture, nous y reviendrons plus tard.

Mais ce qui est le plus remarquable, c’est que l’aire de la forme visuelle des mots n’est absolument destinée, à l’origine, à coder les processus complexes de la lecture !

Quand on s’intéresse à la location de l’AVFM, on se rend compte qu’elle se situe systématiquement du côté gauche, ce qui, à la lumière de ce que nous disions plus haut, n’est pas si surprenant. En effet, les réseaux du langage étant le plus souvent latéralisés à hémisphère gauche du cerveau, il apparaît logique que l’AVFM soit localisée du même côté -c’est tout de même plus simple pour communiquer. Si on s’intéresse désormais à l’équivalent de l’AVFM, mais dans l’hémisphère droit, on se rend compte que la place est occupée par une autre aire cérébrale, l’aire des visages (ou fusiform face area en anglais), dont le rôle principal est d’assembler les éléments faciaux en des visages cohérents, pour pouvoir les reconnaître.

Comme nous le disions plus tôt, l’activation de l’AVFM est très faible chez les adultes illettrés, ce qui est expliqué par leur faible niveau de lecture. Mais lorsqu’on cherche quels sont les stimuli qui activent leur AVFM, on découvre alors que ce sont… les visages ! Plus ils progresseront en lecture, moins elle s’activera pour les visages, et plus forte sera l’activation pour les chaînes de lettres. S’il existe ainsi une relation claire entre le nombre de mots lu par minute et la force d’activation de l’AFVM, il existe une relation inverse pour ce qui concerne le traitement de visages.

Mais il y a plus incroyable encore : si on ne se concentre plus désormais à l’AFVM gauche, mais à son homologue à droite (l'aire des visages), on se rend compte que chez les individus illettrés, elle s’active peu en présence de visage -tout comme de chaînes de lettres, par ailleurs. Mais au fur et à mesure que l’individu progresse en lecture, son activation devient de plus en plus forte devant la vision de visage -tout en restant insensible à toute chaîne de lettre.

Activation du gyrus fusiforme à gauche (point rouge) et à droite (point bleu) en fonction du niveau de lecture. Plus l'individu progresse en lecture, plus son AVFM (rouge) s'active fortement devant des mots, et au contraire plus son activité diminue face à un visage (graphiques de gauche). A l'inverse, à droite, l'activation de l'homologue de l'AFVM ne s'active pas plus face aux mots avec les progrès en lecture. En revanche, plus l'individu progresse dans cet apprentissage, plus cette région se spécialisera dans le traitement de la perception des visage, et son activité augmentera dans ce contexte (graphiques de droite).

Ainsi, tout se passe comme si l’apprentissage de la lecture « chassait » le traitement cérébral des visages de l’hémisphère gauche vers l’hémisphère droit, pour permettre à l’AVFM de se spécialiser sans difficulté dans le décodage des lettres écrites ! Ce phénomène extraordinaire a été décrit non seulement chez l’adulte, mais aussi chez des enfants d’âge scolaire.

L’AFVM n’est pas la seule région cérébrale impliquée dans la lecture. Comme nous le disions plus haut, son rôle principal est de mettre en relation les réseaux cérébraux de la vision et du langage, eux aussi très impliqués dans la lecture. C’est donc tout naturellement que cet apprentissage modifie leur structure. Ainsi, il existe chez les individus lettrés -en comparaisons à ceux illettrés- une augmentation de l’activation des aires visuelles, situées à l’arrière du cerveau, pour de nombreux stimuli visuels. Cela est particulièrement le cas pour les lettres de l’alphabet : visualisées des millions de fois, le cortex visuel devient expert et hyper-sensible dès que l’un d’elle entre dans notre champs de vision, et s'active alors fortement.

De la même manière, l’apprentissage de la lecture va profondément modifier les réseaux neuronaux du langage. Cela a été particulièrement bien montré au sein d’une région cérébrale, le planum temporale, là où sont « stockés » les représentations neuronales des consonnes et des voyelles parlées. Cette région s’active fortement lorsqu’on parle, car cela nécessite d’assembler rapidement des voyelles et des consonnes entre elles. Il existe des connexions étroites entre le planum temporale et l’AFVM : c’est au sein de ce dialogue que l’association graphème-phonème peut avoir lieu. Des chercheur sont montré que la forme de l’activation du planum temporale à la parole était corrélé avec le niveau de lecture : plus celui-ci était bon, plus l’activation était importante. Cette relation peut se retrouver au travers du phénomène de conscience phonémique, ou la capacité à découper les mots écoutés en phonèmes -qu’on va ici approximer au sens de syllabes. On le comprend intuitivement, cette opération est grandement facilitée par l’apprentissage de la lecture, car on « visualise » mieux l’orthographe des mots. Ces modifications peuvent avoir des répercussions bien au-delà du langage et de la lecture : des études ont montré une amélioration de la mémoire verbale en lien avec la force de l’activation du planum temporale : il est probablement plus simple de stocker des mots en mémoire si on peut se le représenter finement.

La position de l'AFVM apparait centrale dans le vaste réseau neuronal permettant la lecture. Ainsi, elle reçoit les données "brutes" visuelles du cortex visuel (orange), puis assemble les lettres en des mots cohérents. Elle transmettra ses données d'une part au cortex temporal (jaune), afin d'avoir accès au sens du mot, et d'autre part au planum temporale (vert) pour avoir accès à sa prononciation.

Jusqu’à maintenant, nous avons évoqué plusieurs régions cérébrales impliquées dans le processus complexe de la lecture et modifiés par l’apprentissage de celle-ci. Cependant, nous cerveau n’est pas seulement un ensemble complexe d’aires cérébrales indépendantes. Ces régions corticales sont en dialogue constant, si bien qu’il faut développer une approche dite connexionniste : les fonctions cognitives ne sont pas distribuées sur un ensemble d’aires cérébrales, mais de réseaux cérébraux -ces aires cérébrales sont connectées entre elle par des nombreux câbles neuronaux, les axones.

Cette approche connexionniste est particulièrement importante pour ce qui est de la lecture, comme nous l’avions abordé dans un article précédent. Nous avions alors raconté l’histoire extraordinaire de ce japonais qui, rongé par la dépression, avait tenté de mettre fin à ses jours en s’enfonçant un pic à glace entre les deux yeux. Il avait survécu à ce terrible passage à l’acte, à l’aide d’un incroyable coup du destin : le pic à glace lui avait traversé le crâne, pile entre ses 2 hémisphères cérébraux, en épargnant tous les vaisseaux sanguins de la zone -la moindre petite lésion aurait entraîné une hémorragie cérébrale massive et une mort inévitable. Il n’avait pas eu la moindre séquelle de cet épisode, si ce n’est la possibilité de lire, quand bien même son AFVM des mots était parfaitement intacte ! Le pic à glace avait en réalité spécifiquement sectionné le faisceau d’axones reliant le cortex visuel droit à l’AFVM, au niveau de l’hémisphère gauche. Ainsi, les lettres visualisées au sein du cortex visuel ne pouvaient pas être assemblées par l’AFVM, et la lecture était impossible.

Nous avions rapporté dans un précédent article l'histoire incroyable de déconnexion de l'AVFM (A) lorsqu'un japonais s'était planté un pic à glace entre les deux yeux (B), endommageant l'extrémité de son corps calleux (C). L'AVFM avait alors été déconnectée du cortex visuel droit, et l'individu ne pouvait plus lire de mots à gauche de son champs de vision.

S’il est possible d’étudier l’effet de l’apprentissage au niveau des aires cérébrales, il en est de même pour les réseaux de neurones -et de façon un petit peu moins invasive qu’avec des pics à glace ! On peut utiliser pour cela un type d’IRM appelée DTI (pour diffusion tensor imaging), qui permet de mesurer la qualité de la structure des faisceaux d’axones connectant les aires cérébrales. Par exemple, le splenium du corps calleux -précisément le faisceau sectionné chez notre ami japonais- est plus épais chez les individus lettré par rapport aux illettrés -épaisseur corrélées avec sa capacité à transmettre des informations du cortex visuel à l’AFVM. La structure du faisceau arqué, reliant en particulier l’AFVM et le planum temporale -puis l’ensemble du réseau cérébral du langage- est elle aussi dépendante du niveau de lecture.

Ainsi, nous avons vu que l’apprentissage de la lecture a un impact profond dans la structure cérébrale, qu’il modifie durablement. La lecture modèle nos réseaux cérébraux, ceux qui seront plus tard dédiés à la lecture, mais aussi des systèmes très différents comme l’aire des visages, les systèmes visuels et du langage. C’est l’ensemble du cerveau qui est modifié par cet apprentissage !

 Instagram Follow on Instagram

 

SOURCES :
Dehaene S, Cohen L, Morais J, Kolinsky R. Illiterate to literate: behavioural and cerebral changes induced by reading acquisition. Nat Rev Neurosci. 2015 Apr;16(4):234-44. doi: 10.1038/nrn3924. Epub 2015 Mar 18. PMID: 25783611.
Ramus, Franck. "The neural basis of reading acquisition." The cognitive neurosciences III (2004): 815-824.

CREDITS PHOTOS :

- By Blausen Medical Communications, Inc. - see ticket for details, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=26986798

- By Gray, vectorized by Mysid, colourd by was_a_bee. - File:Gray727.svg, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=8886915

- Image par Clker-Free-Vector-Images de Pixabay

- By Henry Vandyke Carter - Henry Gray (1918) Anatomy of the Human Body (See "Book" section below)Bartleby.com: Gray's Anatomy, Plate 728This is a retouched picture, which means that it has been digitally altered from its original version. Modifications: vectorization (CorelDraw). The original can be viewed here: Gray728.png: . Modifications made by Mysid., Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1676555

- Image par Yvette W de Pixabay

- By User Ancheta Wis on en.wikipedia - https://www.e-rara.ch/bau_1/content/zoom/6299471, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=750131

- By User Ancheta Wis on en.wikipedia - https://www.e-rara.ch/bau_1/content/zoom/6299471, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=750131