Neurosciences des pics à glace

 

Au 3ème siècle avant JC, le roi Philippe II tente de consolider les frontières de son royaume, la Macédoine.

A grand renfort d’alliances, de pactes secrets et de guerres, il l’emporte sur la plupart de ses voisins. 

Lors de l’une de ses guerres, à Méthone, une cité grecque, un archer ennemi lui plante une flèche dans l’œil gauche : Philippe II deviendra borgne. Le roi est coutumier de ce type de blessures graves, lui qui a déjà perdu l’usage d’une main et d’une jambe lors de précédents combats. 

Il aura 7 enfants au cours de sa vie dont le plus célèbre est certainement Alexandre III, que l’on surnommera Alexandre Le Grand. 

Lorsque ce n’est pas un archer ennemi qui vous envoie une flèche, le destin ou la malchance sont exceptionnellement doués pour envoyer tous type de projectiles se nicher dans le crâne des Hommes. 

Mais cette destinée tragique peut vite devenir une mine d’or pour peu que la victime survive au traumatisme et qu’un scientifique curieux se penche sur son cas. 


C’est exactement ce qu’il se passa avec Phineas Gage. 


Phineas Gage a longtemps été un personnage sans histoire. Brillant contremaître des chemins de fer, il fut embauché au cours de l’automne 1848 par une compagnie de transport pour détruire et déblayer un ensemble de gros rochers, que la Nature (malveillante) avait daigné placer à l’endroit même du futur tracé de la ligne de chemin de fer traversant le Vermont. 

Pour faire exploser ces énormes blocs de roche, la technique utilisée est alors de percer un trou dans le rocher, puis le remplir de poudre… et tout faire sauter. Mais avant d’allumer la mèche, il faut bien tasser la poudre au fond du trou, au moyen d’une barre à mine : une tige d’acier d’un mètre de long et de 3cm de diamètre grâce à laquelle on va taper délicatement sur la poudre placée dans la roche. 

C’est exactement ce que fait Phineas Gage le 13 septembre, en fin de journée, quand soudain quelque-chose le fait détourner la tête –certainement l’un de ses collègues qui peine à hisser un gros bloc de pierre sur un chariot. 

Une saute d’inattention aux conséquences dévastatrices. Phineas enfonça un peu trop énergiquement sa barre à mine dans le trou : elle frotta contre la roche, provoquant une étincelle qui fit immédiatement exploser la poudre qui se trouvait là. 

Propulsée comme une fusée, la barre à mine fut propulsée vers le ciel et traversa tout ce qu’il se trouvait entre elle et le firmament –à savoir le crâne du pauvre contremaître. 

Elle pénétra dans le crâne juste sous la pommette gauche, traversa l’orbite, pénétra dans le crâne au niveau du lobe frontal du cerveau, avant de ressortir juste derrière l’implantation des cheveux. 

Elle fit ensuite une magnifique parabole dans le ciel américain avant de retomber sur le sol, toute visqueuse de matière cérébrale et pleine de sang. 

Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, il est rapporté que Gage ne perdit même pas connaissance sous la violence du traumatisme. Il monta à l’arrière d’une charrette pour se rendre dans la ville la plus proche, Cavendish –non, il n’y alla pas en vélo. Une fois arrivé sur place, il aurait déclaré au médecin, en montrant sa blessure béante : « Docteur, je crois que vous allez avoir du boulot. » 

Phineas Gage aura de lourdes séquelles de cet accident, mais cela ne lui fit pas perdre le sens de l’humour ! 

Phineas Gage n'était qu'un contre-maître banal avant qu'un malheureux accident le fasse rentrer dans la mythologie des neurosciences (A). Un jour, la barre à mine qu'il manipulait fut projeté dans les airs et lui transperça le crâne de bas en haut (B). Depuis, de nombreux scientifiques se sont penché sur ce cas et décrit la trajectoire du projectile et les dommages qu'il a causé sur son passage (C). Même encore récemment, des modélisations informatiques ont permis d'en apprendre sur le sujet (D) !

Après cette mésaventure, il ne fut plus jamais totalement le même. Quelque chose semblait avoir changé dans son tempérament. Lui qui était un contremaître réfléchi et poli, le voilà impulsif et grossier. Il commence à raconter des souvenirs extraordinaires qui n’ont jamais eu lieu... 

En traversant son crâne, la barre à mine a endommagé une région très précise et très importante du cerveau : le cortex préfrontal. Le cas Gage fut d’une importance majeure dans la compréhension du rôle de cette région cérébrale et dans la description des signes cliniques qui accompagnent sa destruction. 

Le cortex préfrontal nous est extrêmement précieux dans notre vie quotidienne. C’est lui qui nous permet de nous affranchir des réponses stéréotypées dans une situation donnée. C’est lui qui nous permet de planifier nos actions ou de raisonner sur des données abstraites, mais c’est aussi à ce niveau que sont gérées nos émotions et nos motivations. C’est au niveau du cortex préfrontal que se font la majorité des opérations cognitives complexes dans notre cerveau. 

On comprend donc mieux qu’un patient dont ce lobe cérébral est endommagé pourra avoir des comportements impulsifs, voir débridés, en perdant certaines conventions sociales -l’exemple typique est une personne qui se met à uriner en pleine rue sans que cela lui pose le moindre problème. De plus, une atteinte des zones émotionnelles peut être à l’origine d’agressivité ou au contraire d’une jovialité excessive… 

C’est la personnalité même qui est alors modifiée ! 

Le fonctionnement du cortex préfrontal reste encore aujourd’hui très mystérieux et il est énormément étudié par les scientifiques du monde entier. 


Avançons de 140 ans, et nous voici en plein cœur de Chicago, en 1988. 


William Walker est alors un ouvrier banal. Il travaille sur un chantier ordinaire, un jour anodin. Alors qu’il marchait sur une poutre, 5 mètres au-dessus du sol, il trébucha et tomba au sol. 

Le sort nous joue parfois de mauvais tours : le destin avait ce jour-là placé un tuyau sur sa trajectoire, dressé vers le ciel, sur lequel le pauvre Billy vint joyeusement s’empaler. Le tuyau pénétra au niveau de la glotte, fractura la première vertèbre, traversa tour à tour le cervelet puis le lobe occipital gauche pour ressortir vers l’arrière du crâne. 

Les pompiers eurent un mal fou à dégager le pauvre homme, qui perdait beaucoup de sang, et durent scier le tuyau pour pouvoir l’emmener ensuite à l’hôpital. 

L’homme survécut néanmoins, malgré de graves complications et les opérations très périlleuses qu’il dut subir les jours suivants. Il n’en ressortit cependant pas intact : après cet accident, il perdit la vision dans la moitié de son champ visuel. 

C’est en effet au niveau du lobe occipital que son traité les perceptions visuelles dans le cerveau. Les nerfs optiques émanant des yeux, puis faisant relai au niveau de plusieurs structures cérébrales, projettent au final dans cette partie postérieure du cerveau. Du fait du croisement de ces voies, et étant donné que c’est son lobe occipital gauche qui était détruit, William Walker fut donc incapable de visualiser quoique ce soit dans son champ visuel droit après cet accident. 

Il n’était donc pas capable de lire les mots qui se trouvaient dans cette partie de son champ visuel –on parle d’alexie. En effet, les mots vus par les yeux sont captés dans un premier temps par le cortex occipital, et sont ensuite analysés dans une autre structure cérébrale, l’aire de la forme visuelle des mots, située au niveau du lobe temporal. C’est cette région du cerveau qui reconnaît les lettres que l’on voit pour en former des mots et en extraire le sens. 

La grande particularité de l’aire de la forme visuelle des mots est qu’elle n’est présente que dans l’hémisphère gauche, l’hémisphère dominant pour la plupart d’entre nous –celui au niveau duquel se trouve les réseaux neuronaux du langage. Si bien que les mots présents à gauche du champ visuel, perçus par le cortex occipital droit, doivent être communiqués à l’autre hémisphère pour pouvoir être décodés. 

Ce transfert d’informations est permis par le corps calleux, une espèce de gros câble reliant nos deux moitiés cérébrales et leur permettant de communiquer. 

C'est le cortex occipital (A, en vert) de notre cher ouvrier a malheureusement été endommagé lors de sa chute. Il s'agit du cortex visuel primaire, là où se projette l'image de la rétine dans le cerveau. Il est impliqué dans de nombreux réseaux neuronaux, dont celui de la lecture. Ce dernier comprend en particulier l'aire de la forme visuelle des mots, présents uniquement dans l'hémisphère cérébral gauche (B). Pour que les informations captées par le cortex occipital droit puisse être utilisées par l'aire de la forme visuelle des mots, elle doit transiter par un gros câble cérébral, sorte de grosse fibre optique qui relie nos 2 hémisphères, le corps calleux (C).

Si le cortex occipital ne fonctionne pas, aucun mot n’est perçu par le cerveau et aucune information n’arrive jusqu’à l’aire de la forme visuelle des mots : le patient devient incapable de lire car il est incapable de voir les mots. 

Cependant, nous allons voir qu’il est possible de développer une alexie sans lésion du cortex occipital, ni même de l’aire de la forme visuelle des mots… 


Deux ans auparavant, au Japon. Un homme d’affaire déprime, seul dans sa chambre : son entreprise coule et il ne voit pas comment la sauver –sans doute le fameux blues du businessman. Il boit saké sur saké, déprime sur déprime, jusqu’à tenter de se suicider. 

Il saisit alors le pic à glace juste devant lui, le maintien contre le mur en le pointant vers son visage, et donne un violent coup de tête ! 

Le pic à glace pénétra en plein milieu du front. 

Complètement sonné par le choc, l’homme tomba à terre.  

Il se réveilla le lendemain matin avec une belle gueule de bois, et surtout son pic à glace toujours planté entre les deux yeux. C’est donc tout naturellement qu’il se décida à consulter à l’hôpital le plus proche. 

Là-bas, il fut opéré et on lui retira cet appendice inhabituel. Les médecins en profitèrent pour étudier ce cas tout à fait unique ! 

Sans doute vous demandez-vous comment cet homme a-t-il bien pu survivre une nuit entière avec un pic à glace planté dans le crâne. Voyez-vous, dans son malheur, notre patient a eu une chance extraordinaire : alors que le pic à glace a traversé tout le cerveau d’avant en arrière, il n’a touché aucune grosse artère, ni aucune grosse veine. Il ne fit qu’effleurer la veine de Galien… Une des plus importantes de notre cerveau. Il est de plus passé exactement entre les deux hémisphères cérébraux, si bien qu’aucune structure cérébrale ne fut touchée ou presque… 

Presque tous les tests qu’il effectua furent strictement normaux, sa mémoire ne souffrait d’aucune séquelle, tout comme son champ visuel. En particulier, il distinguait parfaitement les objets qui se trouvaient dans la partie gauche de celui-ci. 

Et pourtant, il était incapable de lire les mots qui y étaient présents. 

Il s’avéra en fait que le pic à glace n’avait pas totalement épargné le cerveau du patient. Il avait détruit une petite partie du corps calleux, sa fraction la plus postérieure : le splenium. 

C’est au niveau du splenium que transitent les informations visuelles provenant du cortex occipital droit jusqu’à l’aire de la forme visuelle des mots, à gauche. 

Ainsi, alors même que le cortex occipital droit perçoit bien les lettres présentes dans le champ visuel gauche, il est incapable de transmettre l’information à l’aire de la forme visuelle des mots, chargée de les décoder ! 

Le patient devient hémi-alexique : incapable de lire les mots présents dans son champ visuel gauche. 

Le cortex visuel gauche, lui, communique toujours normalement avec l’aire de la forme visuelle des mots, si bien que le patient est toujours capable de lire les mots présents dans son champ visuel droit. 

L'aire de la forme visuelle des mots est présente uniquement dans l'hémisphère gauche. Nous avons vu précédemment que les lettres vues par le cortex occipital droit devaient donc transiter par le corps calleux pour être "assemblées", "décodées". Ce transfert se fait plus précisément au niveau du splénium, la partie la plus postérieure du corps calleux (C). Par chance (malchance !), notre dernier passant a réussi à se planter un pic à glace pile entre les deux hémisphères, en sectionnant très sélectivement le splénium (B) ! Un chirurgien n'aurait pas fait mieux. 

Ce cas est un parfait exemple que le cerveau n’est pas seulement un agrégat d’aires cérébrales spécialisées chacune dans leur domaine, mais est aussi constitué de voies de communication entre ces aires qui sont tout aussi importantes à son bon fonctionnement ! 

L’étude de ces patients, de leurs blessures et de leurs séquelles est capitale à la meilleure compréhension du cerveau. Si aujourd’hui les scientifiques possèdent des techniques d’imagerie permettant d’étudier le cerveau normal, ces patients ont été d’un intérêt majeur dans le progrès des neurosciences : la plupart des théories neuroscientifiques et cognitives sur lesquelles nous nous appuyons aujourd’hui proviennent de ces histoires humaines incroyables. 

La recherche n’est pas concevable sans les malades –et n’est pas qu’une affaire de scientifiques ! 




SOURCES :

- https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_II_de_Mac%C3%A9doine

- http://www.slate.fr/story/90151/phineas-gage-patient-neurosciences

- https://fr.wikipedia.org/wiki/Phineas_Gage

- http://www.chups.jussieu.fr/polys/neuro/semioneuro/POLY.Chp.4.2.3.html

- http://articles.latimes.com/1988-08-29/entertainment/ca-867_1_video-channel

- Stone, J. L. (1999). Transcranial Brain Injuries Caused by Metal Rods or Pipes over the Past 150 Years. Journal of the History of the Neurosciences, 8(3), 227-234.

- Abe, T., Nakamura, N., Sugishita, M., Kato, Y., & Iwata, M. (1986). Partial disconnection syndrome following penetrating stab wound of the brain. European neurology, 25(3), 233-239.

- de Schotten, M. T., Dell'Acqua, F., Ratiu, P., Leslie, A., Howells, H., Cabanis, E., ... & Corkin, S. (2015). From Phineas Gage and monsieur Leborgne to HM: revisiting disconnection syndromes. Cerebral Cortex, bhv173.

CREDITS PHOTOS :

- Par Photograph by Jack and Beverly Wilgus of daguerreotype originally from their collection, and now in the Warren Anatomical Museum, Center for the History of Medicine, Francis A. Countway Library of Medicine, Harvard Medical School.Enlarged using Waifu2x and retouched by Joe Haythornthwaite (see notes on talk page). — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=64865123

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- By John M. Harlow, M.D. - http://neurophilosophy.wordpress.com/2006/12/04/the-incredible-case-of-phineas-gage/, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=2969748

- By Van Horn JD, Irimia A, Torgerson CM, Chambers MC, Kikinis R, et al. - Van Horn JD, Irimia A, Torgerson CM, Chambers MC, Kikinis R, et al. (2012) Mapping Connectivity Damage in the Case of Phineas Gage. PLoS ONE 7(5): e37454. doi:10.1371/journal.pone.0037454, CC BY 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=27796632

- By E.J. Barnes (script), L.B. Lee (art) - Personal communication from authors, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=50606328

- By Boston Post Story - File:Phineas_Gage_-_notice.GIF, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=27345829

- By Photograph by Jack and Beverly Wilgus of daguerreotype originally from their collection, and now in the Warren Anatomical Museum, Center for the History of Medicine, Francis A. Countway Library of Medicine, Harvard Medical School. - Crop of [1]. Minor spot and defect removal on background, clothing, and hair., CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=64967706

- By Van Horn JD, Irimia A, Torgerson CM, Chambers MC, Kikinis R, et al. - Van Horn JD, Irimia A, Torgerson CM, Chambers MC, Kikinis R, et al. (2012) Mapping Connectivity Damage in the Case of Phineas Gage. PLoS ONE 7(5): e37454. doi:10.1371/journal.pone.0037454, CC BY 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=27808136

- By Author of underlying work unknown. - File:PhineasPGage.jpg, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=9504933

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