Votre cerveau n'est pas fait pour lire !

 

Les processus cognitifs permettant la lecture représentent une merveille d'ingénierie neuronale. Le décodage des lettres, leur assemblage en des mots cohérents, l'attribution d'un sens et d'une prononciation à ces derniers sont des processus extrêmement complexes qu'on commence à comprendre, grâce aux chercheurs en psychologie expérimentales et diverses techniques d'imagerie fonctionnelle, nous permettant de visualiser notre cerveau en action.

Nous avons vu dans un article précédent les changements majeurs que son apprentissage induisait dans la structure même de notre cerveau. Nous avions en particulier évoqué l'aire de la forme visuelle des mots (AVFM), une région cérébrale spécialisée dans l'assemblage des lettres en mots, à l'interface entre les systèmes neuronaux visuels et langagiers. L'AVFM permet ainsi de former des mots, d'avoir accès à leur sens et à leur prononciation. Elle représente une région absolument centrale dans l'ensemble des processus cognitifs de la lecture. Un hub qui permet à un vaste ensemble de réseaux neuronaux de communiquer.


L'AFVM (rouge) est une région centrale dans les réseaux cérébraux de la lecture, située à l'interface entre le cortex visuel (orange) qui visualise les lettres, le cortex temporal (jaune) qui donne le sens au mot identifié, et le planum temporale (vert) qui permet de le prononcer. le rôle de l'AVFM est d'assembler les lettres perçues en un mot cohérent.

La lecture fait partie des acquisitions les plus fines de l'humanité, depuis plus de 5000 ans. Elle ne représente pas pour autant une caractéristique propre, innée, de notre fonctionnement cérébral. La lecture n'est pas présente dès la naissance, elle nécessite un apprentissage soutenu et prolongé. Il s'agit d'une acquisition tout à fait optionnelle, qui ne permet pas d'assurer notre survie face aux dangers de la nature. De plus, jusqu'à récemment, seule une extrême minorité de l'humanité avait accès à cet apprentissage. La généralisation de la lecture en occident n'a été mise en application qu'il y a 2 siècles. Ainsi, il est impossible que cet apprentissage, et les modifications cérébrales qui y sont associées, soient secondaires à une pression de sélection quelconque. Les systèmes cérébraux de la lecture restent inaccessibles à la sélection naturelle, qui nécessite bien plus que quelques millénaires pour favoriser des traits et des caractéristiques aussi complexes. Autrement dit, il est impossible qu'une pression de sélection n'ait sélectionné au fil du temps des Humains sachant lire. Ce n'est pas la sélection naturelle qui a permis de favoriser les cerveaux lettrés au détriment des cerveaux illettrés. 

A partir de ce constat, plusieurs chercheurs ont proposé une idée radicale et opposée : l'apprentissage de phénomènes culturels comme la lecture reposeraient sur l'incroyable plasticité cérébrale, d'une flexibilité cognitive exceptionnelle, nous permettant d'acquérir un vaste ensemble de capacités cognitives, comme la lecture. Le pouvoir de modeler notre cerveau "à notre image", en quelques sortes. Cependant, cette position est bien trop réductrice et, au final, très éloignée de la réalité. Il ne s'agit bien sûr pas de nier la grande plasticité qui caractérise notre cerveau. Mais il est faux de penser que cette plasticité prend place en l'absence de contraintes et de prédispositions. Ces dernières, héritées de notre histoire évolutive, contraignent les modifications que nous pouvons apporter à notre cerveau, tout comme les innovations culturelles que l'humanité à produit au cours de son histoire. Nous ne pouvons pas tout faire avec notre cerveau -ou de notre cerveau.

Dans cet article, je vous propose d'explorer les relations sinueuses entre les caractéristiques innées de notre cerveau, issues de l'évolution humaine, et les innovations culturelles les plus fines, en particulier la lecture.

Il y a quelques semaines, nous avions exploré les modifications que subissait notre cerveau lorsqu'on s'acharnait, chez l'enfant comme chez l'adulte, à apprendre la lecture. Nous étions arrivés à la conclusion que ces processus étaient vraisemblablement similaires chez le jeune enfant comme chez l'adulte, malgré une plasticité cérébrale moindre chez ces derniers.

Cependant, nous pouvons nous questionner sur les variations de ces modifications et de ces processus au travers des différentes cultures et systèmes d'écriture au travers du monde. L'alphabet romain que nous utilisons est très différent de l'alphabet cyrillique, hébreu, ou des caractères chinois. On peut donc s'attendre à ce que les processus cognitifs et cérébraux diffèrent d'une culture à l'autre. De nombreuses études sur le sujet, comparant les stratégies cérébrales mis en place dans différentes cultures et différents systèmes d'écriture, aboutissent à la même conclusion : globalement, elles sont identiques pour l'ensemble des cultures à travers le globe. Ainsi, l'aire visuelle de la forme des mots est située au même endroit pour tous les humains de la planète (avec une variabilité de 5mm seulement), et elle a le même rôle d'assemblage des lettres et de mise en relation des systèmes visuels et langagiers, pour tous les Humains. Cependant, en y regardant de plus près, il existe pourtant de subtiles différences dans les stratégies mises en place, que l'on peut tenter d'expliquer par les différences linguistiques des différentes cultures. Par exemple, les chinois recrutent plus de neurones au sein de leur cortex visuel, au sein des zones de plus "haut niveau" de traitement de l'information, probablement en lien avec la complexité des signes utilisés, qui représentent pour chaque signe un mot à part entière. Même entre 2 langues relativement proches, comme l'anglais et l'italien, on peut identifier de légères différences. Ainsi, les anglais recrutent plus "fortement" leur AVFM que les italiens (chacun pour lire leur langue respective), probablement du fait de la moins bonne "transparence" de l'anglais par rapport à l'italien : l'association morphèmes-phonèmes (les "atomes" du langage écrit et oral, respectivement) est plus simple en italien qu'en anglais (où il y a plus d'irrégularités orthographiques et dans la prononciation), permettant un recrutement moindre de l'AVFM.


Il existe de subtiles différences culturelles dans les réseaux cérébraux de la lecture. Par exemple, les individus lettrés chinois activent plus fortement leur cortex occipital. Les anglais activent plus fortement leur AVFM que des italiens du fait de la structure même de leur langue.

L'invariance culturelle dans le positionnement et dans la fonction de l'AVFM est un argument fort en faveur d'une contrainte inné, génétique, héritée, délimitant et bornant les modifications possibles et les acquisitions de notre cerveau.

Mais pourquoi l'AVFM se trouve-t-elle toujours au même endroit ? Pourquoi ici et pas ailleurs à la surface de notre cortex ?

L'AVFM n'est pas isolée au sein de notre cortex. Elle se trouve le long d'une vaste route cérébrale, spécialisées dans le traitement des stimuli visuels, appelée voie visuelle ventrale du "quoi", ce qui la différencie d'une seconde voie visuelle, dorsale, dite voie du "où". Si cette dernière permet d'analyser la position des objets perçus dans l'espace, la voie du "quoi" permet de déterminer la nature même de ces objets : ses caractéristiques fines, son nom, son utilité, etc., permettant in fine de catégoriser l'objet perçu. Ainsi, on peut clairement identifier au sein de cette voie visuelle ventrale des régions cérébrales spécialisées dans l'identification des visages, des objets et des mots. L'AVFM s'inscrit donc au sein d'une vaste région corticale prédisposée, d'une manière innée et générale, à identifier les objets visuels. Au sein même de l'AVFM, la structure neuronale est semblable aux autres aires de la voie visuelle ventrale (avec une traitement de plus en plus complexe des informations entrantes), avec une première couche de neurones sensibles au positionnement et à l'identité des lettres, des couches intermédiaires plus spécialisées et finalement des couches plus antérieures codant des chaînes de lettres et des morphèmes, voire des mots entiers. On observe une organisation similaire pour l'identification d'une table, par exemple : les neurones les plus "superficiels" vont coder des caractéristiques générales, comme des lignes verticales ou horizontales, des contrastent et des couleurs, puis des neurones intermédiaires vont identifier les parties de l'objet (le plateau, les pieds), avant que des neurones plus "profonds" ne codent l'identité de l'objet en soit (le "neurone de la table").


Le système visuel peut être divisé en 2 grandes voies, ayant toutes deux comme origine le cortex visuel primaire (A). D'une part, la voie visuelle ventrale (flèche orange) permet d'identifier les objets perçus, et d'autre part la voie visuelle dorsale (flèche bleue) permet de caractériser leur position.
L'AVFM est organisée en plusieurs couches neuronale, traitant une information de plus en plus complexe (B). Les neurones les plus postérieurs traitent les lettres isolées. Plus on va vers l'avant, plus l'information traitée se complexifie, jusqu'à l'analyse de mots entiers. 

L'AVFM fonctionne comme ses voisins car elle y était à l'origine incorporée : nous avions vu précédemment qu'avant l'apprentissage de la lecture, cette région était impliquée dans la reconnaissance des visages, et qu'au fur et à mesure que l'individu progressait en lecture, son AVFM perdait cette capacité pour "se concentrer" exclusivement sur l'assemblage des lettres.

Cependant, il semble que les neurones de l'AVFM ne sont pas complètement identiques aux autres neurones de la voie visuelle ventrale. Ils seraient plus plastiques que les autres, et surtout ils seraient particulièrement sensibles aux stimuli présent au centre de notre champ de vision. Cela est très intéressant étant donné que la précision des lettres à décoder au cours de la lecture nécessite leur perception par le centre de la rétine, là où les récepteurs sont les plus nombreux, et donc au centre de notre champ de vision.

Ainsi donc, si l'AVFM se trouve au sein de la voie visuelle ventrale, chez tous les humains lettrés, c'est parce qu'elle recycle des caractéristiques innées des circuits neuronaux qui y sont présents ! Mais pourquoi est-elle présente au sein de l'hémisphère gauche, et pas du droit ?

L'explication la plus évidente avait déjà été évoquée lors de notre précédent article sur le sujet : l'AVFM étant l'interface privilégiée entre le système visuel et le système langagier, et ce dernier étant la plupart du temps latéralisé à gauche, la localisation de l'AVFM du même côté est indispensable pour faciliter au mieux ces communications. On peut cependant avancer une autre explication, non exclusive de la première : il se pourrait que l'hémisphère gauche soit intrinsèquement meilleur que le droit dans le traitement rapide des nombreuses et très précises informations sensorielles qui parviennent au cerveau, une situation qui caractérise parfaitement le langage oral et la lecture, au cours desquels le cerveau doit analyser et répondre à un raz de marée de stimuli (plusieurs centaines de lettres par minutes, et encore plus de phonèmes).

Pour conclure, l'AVFM se situe là où elle se trouve car elle ré-utilise les neurones "super-identificateurs" présents au sein de la voie visuelle ventrale, principalement du côté gauche car cet hémisphère est spécialisé dans le traitement rapide et en temps réel des informations, à l'écrit (lecture) comme à l'oral (langage).


Vers une histoire évolutive commune de l'AVFM et de l'invention de l'écriture.

Ainsi, on le perçoit facilement désormais, les modifications cérébrales liées à l'apprentissage de la lecture ne surviennent pas au hasard, mais sont au contraire très contraintes par les caractéristiques innées des réseaux de neurones cérébraux. Cette coercition explique parfaitement l'invariance culturelle des mécanismes de la lecture à travers le monde. Il s'agit là de l'idée centrale de l'hypothèse du recyclage neuronal, énoncée il y a près de 15 ans par deux grands spécialistes français du domaine, Stanislas Dehaene et Laurent Cohen. Ce n'est pas la sélection naturelle qui a permis l'émergence de cerveau capables de lire, et secondairement le développement de cette capacité. C'est bien l'apprentissage forcé, le pouvoir de cet élément culturel façonné par l'Homme qui a modelé les réseaux de neurones, selon les contraintes prédéfinies par l'évolution. En bref, à la base, notre cerveau n'est pas construit pour pouvoir lire !

Mais nous pouvons aller encore plus loin. Nous avons jusqu'à maintenant considéré les systèmes d'écriture comme un invariant immuable, créés d'un bloc par le génie humain. Au contraire, il s'agit de constructions mouvantes elles aussi contraintes par certaines pressions de sélection ! Ainsi, peut-on imaginer que nos contraintes cérébrales ont permis de "modeler" un alphabet "à leur image" ?

Plusieurs études ont rapporté de nombreuses similitudes entre les systèmes d'écriture à travers le monde. Par exemple, la plupart des lettres des différents alphabets sont composées de 2 ou 3 traits, ce qui pourrait correspondre aux capacités d'analyses optimales de l'AVFM : le cerveau humain aurait poussé à créer des alphabets qu'il était capable de déchiffrer sans trop de problème ! Il faut 2 à 4 lettres pour former un morphème, puis quelques morphèmes pour composer un mot, dans la plupart des langues à travers le monde. Même les caractères chinois sont composés de 3 à 4 sous-éléments le plus souvent, signant une construction des mots relativement semblables à travers les cultures.

A l'origine, qu'importe la culture, les premiers alphabets reposaient sur des pictogrammes qui se sont progressivement "épurés" pour aboutir aux lettres que nous connaissons aujourd'hui. Par exemple, la lettre "A" provient du caractère alpha, qui dérive lui-même de la lettre « Aleph » en hébraïque, jusqu’à remonter au hiéroglyphe représentant un bœuf... Ce dernier pouvant être parfaitement identifié par n'importe quel primate ! Ainsi, ce pourrait être les caractéristiques extraordinaires des neurones humains qui auraient permis l'épuration progressive des pictogrammes et la complexification incroyable des alphabets et ses systèmes d'écriture. L’immense majorité de ces derniers étant très proches en terme de forme topologique des lettres les composant.


Evolution du hiéroglyphe "bœuf" jusqu'au caractère latin "a".

C'est sans compter que ces formes initiales, puis des lettres, ne sont pas de pures inventions du cerveau humain. En effet, plusieurs chercheurs ont rapporté que les formes des différentes lettres d'un alphabet donné se retrouvent souvent, sous d'autres formes, dans le milieu naturel des humains de la culture considérées. Ainsi, notre cerveau aurait évolué pour acquérir une expertise dans la perception et l’analyse de ces formes dans l’environnement, et ces facultés auraient ensuite sélectionné des alphabets qu’il était plus simple pour nos cerveau à manipuler ! Même s’il faut toute de même noter que d’autres éléments ont pu sélectionner et façonner ces pictogrammes et futures lettres, et en particulier la complexité pour les dessiner sur le plan moteur.

En conclusion, on peut supposer que le cerveau a modelé des lettres à partir de formes géométriques pour lesquelles il avait déjà acquis une certaine expertise perceptive. Avec l'idée passionnante de véritables aller-retours, d'une co-construction des réseaux neuronaux et des systèmes d'écriture, dans une co-évolution permanente ! Pour nous permettre d’acquérir la lecture, notre cerveau a recyclé des réseaux neuronaux pré-existant.

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SOURCES :

Dehaene S, Cohen L, Morais J, Kolinsky R. Illiterate to literate: behavioural and cerebral changes induced by reading acquisition. Nat Rev Neurosci. 2015 Apr;16(4):234-44. doi: 10.1038/nrn3924. Epub 2015 Mar 18. PMID: 25783611.

- Ramus, Franck. "The neural basis of reading acquisition." The cognitive neurosciences III (2004): 815-824.

- Dehaene, Stanislas. "Les bases cérébrales d’une acquisition culturelle: la lecture." Gènes et cultures 1 (2003): 187-199.

- Dehaene, Stanislas, and Laurent Cohen. "Cultural recycling of cortical maps." Neuron 56.2 (2007): 384-398.

Changizi MA, Zhang Q, Ye H, Shimojo S. The structures of letters and symbols throughout human history are selected to match those found in objects in natural scenes. Am Nat. 2006 May;167(5):E117-39. doi: 10.1086/502806. Epub 2006 Mar 23. PMID: 16671005.


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