Trouble bipolaire, schizophrénie : même combat ?
Emil Kraepelin est l’un des
grands noms de l’histoire de la psychiatrie moderne. A bien des égards, il peut
être considéré comme l’un de ses fondateurs, aux côtés de Charcot et de Bleuler,
entre autres. Il dédia sa carrière créer puis actualiser une classification des
pathologies mentales, qu’il publia dans un manuel de psychiatrie qui fut édité
à de nombreuses reprises, et qui sera la Bible de la psychiatrie pour de
nombreuses générations de psychiatres.
L’effort de classification des
maladies, de nosographie, n’est pas nouveau. Il s’agit d’un effort de recherche
important au 19ème siècle, en particulier en psychiatrie. De nombreux
cliniciens, très talentueux, s’évertuent à décrire le plus précisément possible
les symptômes de leurs patients, à déterminer leurs caractéristiques communes,
afin de les regrouper au sein de syndromes et de pathologies homogènes. C’est
ainsi qu’en 1853 Bénédict Morel, par exemple, décrira la démence précoce, en se basant
notamment sur le cas d’un jeune adolescent qui commençait à se replier sur
lui-même tout en exprimant des idées de persécution dirigées vers son père. En
1871, Hecker décrit une autre entité clinique, l’hébéphrénie (qui fait
référence à la déesse grecque de la jeunesse, Hébé), une autre forme de démence
précoce caractérisée par une incohérence des pensées et de la parole.
Au cours de ces décennies riches
en découvertes, la nosographie psychiatrique repose principalement sur
l’observation et la classification de symptômes à un instant donné. Au
contraire, l’approche de Kraepelin se distingue par le fait qu’il mettra au
centre de sa nosographie l’évolution de ces tableaux cliniques, leur devenir
dans le temps, et le pronostic des patients. De fait, la classification de
Kraepelin n’est pas seulement descriptive, elle devient prédictive.
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Emil Kraepelin (1856-1926, A), Eugen Bleuler (1857-1939, B) et Benedict Morel (1809-1873, C). |
Le nom de Kraepelin est fortement
lié à deux entités cliniques, la demencia praecox, que l’on nomme aujourd’hui
schizophrénie, et la folie circulaire, que l’on connaît aujourd’hui sous le nom
de troubles bipolaires.
Ces deux troubles mentaux ont
des caractéristiques communes, et une présentation clinique qui peut parfois
être très similaire. La schizophrénie est définie aujourd'hui par
l’existence de 3 grands syndromes : l’un appelé positif, qui regroupe des
hallucinations et des idées délirantes, et l’autre dit négatif, caractérisé par
un appauvrissement de la vie psychique, que ce soit les pensées, les émotions
ou les comportements. Il existe de plus un syndrome de désorganisation, qui
décrit la perte de cohérence des pensées, des émotions et des comportements
entre eux. La schizophrénie s’accompagne de troubles cognitifs qui peuvent avoir
un retentissement important sur la vie quotidienne du patient.
La place et l’importance de
chacun de ces syndromes dans la définition de la schizophrénie est l’objet d’un
débat passionnant entre psychiatres -nous l'évoquerons bientôt sur le blog. En fonction de leur prédominance dans le tableau clinique,
on peut individualiser plusieurs types de schizophrénies, comme la
schizophrénie paranoïde (syndrome positif au premier plan), déficitaire
(syndrome négatif) ou hébéphrénique (désorganisation).
Si la schizophrénie est
considérée comme un trouble psychotique, c’est à dire une altération du rapport
à la réalité, le trouble bipolaire appartient lui aux troubles thymiques, à
l’instar de la dépression par exemple. La caractéristique principale du trouble
bipolaire est l’instabilité de l’humeur, que ce soit du côté dépressif (humeur
triste, ralentissement de la pensée et des comportements) ou maniaque (humeur
exaltée, accélération psychomotrice). L’alternance entre ces deux phases peut
avoir de lourdes répercussions que la vie des patients qui en sont
atteints : en phase maniaque par exemple, il peut exister des mises en
danger du fait d’une désinhibition, que ce soit sur le plan financier (achats
inconsidérés) ou sexuel.
A l’instar de la schizophrénie,
il existe plusieurs types de troubles bipolaires, les plus consensuels étant le
type 1 (épisodes maniaques au premier plan, parfois accompagnés de symptômes
psychotiques) et le type 2 (tableau dépressif au premier plan, avec épisodes
maniaques atténués, sans symptôme psychotique).
Il existe actuellement un
courant de pensée qui avance qu’il existerait un continuum pathologique entre
la schizophrénie et les troubles bipolaires. Cette idée est appuyée par de
nombreux arguments. Le premier d’entre
eux concerne la clinique même associée à ces deux troubles mentaux. En effet,
il n’est pas rare de retrouver des symptômes psychotiques lors des
décompensations maniaques ou dépressives d’un patient bipolaire. Il peut par
exemple s’agir d’idées délirantes de grandeur ou de filiation (« je suis
le fils de Jésus »), ou sur le versant dépressif, de damnation. On peut
aussi tout à fait retrouver des hallucinations, le plus souvent auditives. D’un
autre côté, les troubles thymiques sont fréquemment retrouvés chez les patients
schizophrènes, que ce soit des épisodes dépressifs ou maniaques. Par exemple,
1/4 des patients schizophrènes stabilisés présentent des symptômes maniaques
atténués. Ainsi, on observe un chevauchement des tableaux cliniques, avec des
symptômes communs aux deux diagnostics.
Ce chevauchement a fait émerger
le diagnostic hybride de trouble schizo-affectif, qui correspond
grossièrement à l’association d’un trouble bipolaire et d’une schizophrénie.
Ainsi, selon la théorie
dominante actuellement, schizophrénie et troubles bipolaires seraient des
troubles psychiatriques cousins, placés chacun au bout d’un spectre, au milieu
duquel se placerait le trouble schizo-affectif. On peut de la même manière
placer sur ce spectre plusieurs autres troubles mentaux, comme la dépression
avec symptômes psychotiques, ou divers troubles de la personnalité.
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Selon la théorie dominante, schizophrénie et troubles bipolaires font partie d'un même continuum au milieu duquel se trouve le trouble schizo-affectif. |
Parmi les défenseurs de la thèse
du continuum, le débat fait rage sur la délimitation des différents troubles,
sur le placement des frontières, en particulier concernant le trouble
schizo-affectif. Certains psychiatres maintiennent que « toute trace de
schizophrénie pose le diagnostic de schizophrénie » chez le patient
bipolaire, et d’autres à l’inverse que « toute trace de trouble de l’humeur
pose le diagnostic de trouble bipolaire » chez le patient schizophrène,
ces deux approches aboutissant au diagnostic de trouble schizo-affectif.
Certains vont même encore plus loin, et affirment qu’il existerait probablement
des symptômes thymiques chez la plupart des patients schizophrènes, mais que
l’intensité et la prédominance des symptômes psychotiques les masqueraient.
Ainsi, la schizophrénie constituerait le degré ultime de sévérité d’un trouble
thymique, effaçant la limite entre trouble thymique et psychotique.
Le développement de cette
hypothèse est permis par une approche dimensionnelle des troubles
psychiatriques, au détriment de l’approche catégorielle. Cette dernière,
majoritairement utilisée, permet de délimiter précisément des entités
diagnostiques, de réaliser des classifications pratiques et facilement
utilisables (comme le DSM). Cependant, cette approche peut être trop
réductrice. C’est ainsi que de plus en plus de professionnels utilisent une
approche dimensionnelle, qui se porte non pas au niveau diagnostic, mais
symptomatique. Ainsi, plutôt que d’affirmer ou d’infirmer un diagnostic,
l’approche dimensionnelle envisage l’ensemble des symptômes d’un individu, et
plus particulièrement leur intensité et leur retentissement, pour guider la
prise en charge. Ces deux approches ont leurs avantages et leurs inconvénients,
nous aurons l’occasion de l’évoquer dans un futur article du blog.
La thèse du continuum semble
validée par les travaux de recherche en génétique, qui retrouvent de nombreux
facteurs de risques et variations génétiques partagés entre schizophrénie et
troubles bipolaires. Plus précisément, ces études tendent à montrer l’existence
de centaines de troubles mentaux différents se répartissant sur l’ensemble de
ce spectre, chacune probablement avec sa physiopathologie propre –mais qui
reste aujourd’hui encore bien obscure.
Au-delà de la clinique et de la
physiopathologie, la prise en charge médicamenteuse de la schizophrénie est
similaire à celle des troubles bipolaires. Dans les deux cas, les antipsychotiques
peuvent être particulièrement utiles : plusieurs de ces molécules ont à la
fois une action contre le syndrome positif de la schizophrénie (anti-délirante
et anti-hallucinatoire) et une action stabilisatrice de l’humeur. Ces deux grandes
dimensions symptomatiques pourraient donc reposer sur des mécanismes
biochimiques partagés. L’efficacité d’un même traitement sur les troubles les
plus éloignés du spectre appuie l’hypothèse de mécanismes physiopathologiques
communs.
Pommes et poires sont similaires, et pourtant…
Cependant, un courant de pensée
contraire s’oppose à cette idée de continuum, et affirme que schizophrénie et
troubles bipolaires doivent être distingués comme deux troubles distincts,
malgré leurs ressemblances sur certains aspects.
Selon ces chercheurs, la
symptomatologie commune entre schizophrénie et trouble bipolaire s’expliquerait
par une erreur du cadre de lecture, et refléterait en fait simplement le
partage (principalement) des symptômes psychotiques entre ces deux troubles. La
question d’une continuité entre schizophrénie et trouble bipolaire est
évidement dépendante de la définition de ces deux entités. Les classifications actuelles ont
tendance à mettre en avant les symptômes positifs de la schizophrénie, alors
que sa définition originelle par Kraepelin, celle de la dementia praecox,
insiste au contraire sur le syndrome négatif ! Ainsi, il est évident que
les ressemblances entre schizophrénie et trouble bipolaire dépendent des sous-types
que nous considérons : la schizophrénie déficitaire ressemble peu à un
trouble de l’humeur, alors qu’un trouble bipolaire de type 1 est bien plus
proche d’une schizophrénie paranoïde.
De plus, la prévalence
importante des symptômes maniaques chez les patients schizophrènes pourrait
s’expliquer par les performances psychométriques des échelles utilisées dans
les études. Lors de l’utilisation de telles échelles, il faut en effet toujours
se demander « ce que l’on mesure », et si les questions posées sont
spécifiques d’un trouble donné. Par exemple, on retrouve dans les échelles de
cotation de la manie des items concernant l’irritabilité, mais il est probable
qu’un patient délirant cotera lui aussi significativement sur cette dimension.
Peut-on pour autant dire qu’il est maniaque ?
Au niveau génétique, force est
de constater que le recouvrement des facteurs de risque entre schizophrénie et
trouble bipolaire n’est que partiel, et qu’il concerne en réalité de nombreuses
autres pathologies. Ainsi, la question de l’interprétation des résultats de ces
études se pose, les variants génétiques pouvant corréler non pas avec des
diagnostics cliniques, mais avec des symptômes partagés par de nombreux
diagnostics -au sein d’un continuum qui serait bien plus vaste que celui dont
nous parlons ici.
La dichotomie kraepelinienne est
particulièrement bien mise en évidence par les études d’imagerie comparant les
cerveaux schizophrènes et bipolaires. Il existe plusieurs modalités d’imagerie,
qui permettent d’étudier le cerveau sous différents aspects. On peut par
exemple étudier, grâce à l’imagerie par résonnance magnétique (IRM), la
morphologie du cerveau, comparer les volumes de différentes aires
cérébrales et les comparer. Mais on peut aussi mesurer l’activité cérébrale, au
repos ou lors d’une tâche donnée : c’est l’IRM fonctionnelle. On peut
enfin étudier la connectivité des différentes aires cérébrales, la façon dont
elles sont reliées entre elles au sein de vastes réseaux neuronaux, et la façon
dont elles discutent entre elles au sein de ces réseaux.
Ces études ne retrouvent pas de
différence significative de volume cérébral total entre schizophrénie et
troubles bipolaires, qui est diminué dans les deux cas par rapport aux
individus normaux. Cependant, cette diminution semble tout de même plus
importante dans la schizophrénie, ce qui pourrait s’expliquer par la sévérité
clinique plus importante par rapport au trouble bipolaire –et donc s’inscrirait
plutôt dans l’hypothèse du continuum. Mais il existe cependant de subtiles différences
de volumes pour certaines aires cérébrales spécifiques. Par exemple, une réduction du
volume de l’hippocampe est retrouvée dans la schizophrénie, mais pas chez
les patients bipolaires, même chez ceux présentant des troubles psychotiques.
Si des anomalies structurelles du cortex cérébral sont retrouvées dans les deux
diagnostics, elles ne concernent pas les mêmes régions.
Mais les différences cérébrales
les plus frappantes entre schizophrénie et troubles bipolaires se retrouvent
dans les études de la connectivité cérébrale. Comme nous l’évoquions dans un
précédent article, la schizophrénie peut être considérée comme une pathologie
de la connectivité cérébrale : de nombreuses études retrouvent une
altération importante et généralisée des connexions neuronales dans les cerveaux
schizophrènes. Ces anomalies semblent corrélées aux symptômes psychotiques. Au
contraire, ces anomalies de connectivité intéressent des régions beaucoup plus
localisées dans le cerveau bipolaire : elles concernent plus particulièrement
les régions cérébrales connues pour leur rôle dans la régulation émotionnelle
(circuit limbique, gyrus cingulaire, amygdale), ce qui n’est pas si
surprenant pour un trouble thymique.
Ainsi, le cerveau schizophrène
et bipolaire sont différents l’un l’autre. Assez différent pour que des
algorithmes de machine learning puisse les distinguer automatiquement avec une
grande précision (entre 66 % et 88 % de succès).
Il existe donc de sérieux
arguments allant à l’encontre de l’hypothèse du continuum. Mais l’un des
arguments les plus forts en faveur d’une discontinuité entre schizophrénie et
troubles bipolaires, c’est leur pronostic. Ce qu’avait déjà noté Kraepelin il y
a 150 ans ! En effet, si le tableau clinique d’un patient présentant une
décompensation schizophrène peut être très similaire à celui d’une
décompensation maniaque, le passé et le futur de ces patients sont très
différents !
La schizophrénie débute le plus
souvent de façon insidieuse, par une aggravation progressive du syndrome
négatif, avant l’avènement du premier épisode psychotique (syndrome positif). C’est pour cette
raison que Kraepelin l’avait dénommé dementia praecox : le cœur de la
schizophrénie, c’est le syndrome négatif, qui débute le plus souvent à
l’adolescence. Au contraire, le fonctionnement des patients bipolaires est globalement normal avant leur premier épisode thymique –dépressif ou maniaque. Ce
fonctionnement psychologique dit pré-morbide (avant le diagnostic) est
essentiel car de nombreuses études montrent qu’il s’agit d’un facteur pronostic
majeur : ce dernier est bien moins bon en cas de fonctionnement
pré-morbide altéré, donc majoritairement dans la schizophrénie.
De même, Kraepelin avait bien
noté les différences majeures d’évolution et de pronostic entre sa dementia
praecox et sa folie cyclique. Dans le premier cas, les troubles mentaux
s’aggravent progressivement et le pronostic est mauvais, alors que le
second est caractérisé par une régression totale des symptômes entre les
épisodes, qui survenaient de façon récurrente -ou cyclique.
Ainsi, schizophrénie et troubles
bipolaires semblent présenter des différences majeures, tant en termes de
pronostic que physiopathologique, même s’ils se rapproche quand on prend en
compte leur phénoménologie et leurs bases génétiques. Cependant, l’ensemble de
ces études ne permettent pas de trancher avec certitude pour ou contre
l’hypothèse du continuum. Il n’est pas si étonnant que les deux entités les
plus extrême d’un continuum soient différentes. Il s’agit de voir le verre à
moitié vide ou à moitié plein, et seuls des travaux de recherches plus
approfondis pourront permettre un jour, peut-être, de valider ou d’infirmer la
thèse que Kraepelin a formulé, il y a plus de 150 ans.

SOURCES :
- Grunze,
Heinz, and Marcelo Cetkovich-Bakmas. "“Apples and pears are similar, but
still different things.” Bipolar disorder and schizophrenia-discrete disorders
or just dimensions?." Journal
of Affective Disorders 290 (2021): 178-187.
- d'Albis
MA, Houenou J. The Kraepelinian dichotomy viewed by neuroimaging. Schizophr Bull.
2015 Mar;41(2):330-5. doi: 10.1093/schbul/sbu174. Epub 2014 Dec 22. PMID:
25533269; PMCID: PMC4332955.
- Loch
AA. Schizophrenia, Not a Psychotic Disorder: Bleuler Revisited. Front
Psychiatry. 2019 May 10;10:328. doi: 10.3389/fpsyt.2019.00328. PMID: 31133901;
PMCID: PMC6526283.
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(1809-1873), médecin de l'Asile Saint-Yon de 1843 à 1873. La Revue
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