RECETTES POMPETTES, BINGE DRINKING : QUELS EFFETS SUR LE CERVEAU ?
C’est un des sujets qui fait débat actuellement : doit-on laisser diffuser l’émission « Recettes pompettes » sur YouTube ?
Petit rappel : Recettes pompettes est à l’origine une
émission de télé canadienne durant laquelle une personnalité doit cuisiner tout
en buvant des shots… et pas qu’un peu ! L’émission est rythmée d’instants
promo et confidence à l’ambiance pour le moins… joviale !
L’émission a été maintenue contre l’avis du ministère de la
santé, et le premier épisode a bien été diffusé ce mercredi.
Que penser de cette émission ?
A titre personnel, je trouve ce spectacle mi-amusant, mi-désolant.
Je ne m’offusque pas de la présence d’alcool à l’écran : c’est
déjà le cas de la majorité des programmes et des films que nous regardons
quotidiennement. Même si la lutte pour limiter le plus possible son apparition
est légitime de la part des autorités de santé, il ne faut pas non plus
censurer ce qui correspond à la vie normale de la majorité des personnes (et en
particulier des jeunes) aujourd’hui.
Restreindre dans les limites du raisonnable les apparitions
d’alcool et de tabac dans les films, séries, émissions, oui.
Les interdire est en revanche à mon sens une ineptie.
Cependant, cette émission va bien plus loin que la simple
apparition d’alcool : elle fonde sa ligne directrice sur lui. L’émission
n’existerai pas sans les shots de vodka : le principe même de l’émission
est de se biturer. Pourquoi donc vouloir préciser « recettes » dans
le titre ? La cuisine n’a qu’un rôle marginal au cours de l'émission -et les différentes coupures sont bien plus divertissantes.
Les recettes pompettes
sont en ce sens une certaine promotion de l’alcool. Le message qu’elle
véhicule à son propos est très positif voire même encenseur. L’alcool
nous permet de rire, chanter à tue-tête du Jean-Jacques Goldman, et découvrir
de nouvelles facettes de notre personnalité.
Cette émission me dérange personnellement sur 2 points. Le
premier concerne la séquence « confidence » de Stéphane Bern à
monsieur Poulpe, et en particulier celle à propos de sa mère. Même si cela
représente le principe de l’émission (faire tomber certaines barrières grâce à
l’ivresse), cette plongée dans la vie intime de Stéphane Bern, sur un sujet
aussi grave, me dérange un petit peu. Peut-on parler de confidence si on est
bourré ?
Le deuxième point concerne le message global véhiculé par
l’émission, que l’on pourrait résumer en « se prendre une bonne cuite pour
bien se marrer ». Je suis très influencé par la philosophie d’Alexandre
Jollien, un auteur suisse lui-même très influencé par le bouddhisme. Dans l’un
de ses livres (« Le philosophe nu » il me semble), il évoque
l’ivresse en insistant sur le fait qu’elle ne correspond qu’à un simulacre de
bonheur. Le vrai bonheur se situe dans les petites choses de notre vie quotidienne,
dans notre émerveillement, notre pleine conscience. Il se trouve dans notre jus d’orange du petit
déjeuner ! (je cite ici l’excellent Philippe Vigand !)
Cette émission se trouve, selon moi, à promouvoir une sorte
de bonheur artificiel –comme le fait la majorité de notre société actuellement.
Ce qui n’interdit pas de se prendre une cuite, tout en étant conscient que l’on
ne touche pas là un bonheur vrai ! Mais le véritable bonheur ne donne pas de migraine le
lendemain !
Les plus puritains diront que plus que de l’alcool, cette
émission encense la cuite, la biture, la gueule de bois. Plus que l’alcool,
c’est son excès qui est mis en spectacle.
N'exagérons tout de même pas, nous sommes loin de la dépravation avec cette émission ! Même si l'abord du sujet de l'alcool est toujours problématique, du fait de sa dangerosité.
N'exagérons tout de même pas, nous sommes loin de la dépravation avec cette émission ! Même si l'abord du sujet de l'alcool est toujours problématique, du fait de sa dangerosité.
L’alcool tue directement ou indirectement plus de 49000 personnes
par an –au passage, on parle bien plus des 10000 morts annuels de nos routes. Il est responsable du quart des décès entre 15 et 34 ans.
L'alcool tue.
L'alcool tue.
Il est donc à mon sens dangereux de véhiculer une image aussi
positive de la cuite à des enfants ou des adolescents.
Néanmoins, il nous faut aussi relativiser le phénomène. Nous
observons des pubs pour vodkas et autres whiskys dès que nous mettons le nez
dehors. L’émission se passe dans une ambiance plutôt bon
enfant, et je dois avouer qu’elle est franchement amusante !
De plus, vouloir censurer cette émission va à mon sens contre l’essence même d’internet. Le net est au contraire pensé comme un
espace en dehors de toute censure, un espace où le libre accès à n’importe quelle
information doit être possible, et où chacun peut exercer son esprit critique
comme il le sent. Cela engendre une responsabilité envers
l’utilisateur : puisque toutes les informations sont à portée de main, il
se doit de faire ses propres recherches et savoir sélectionner ses sources pour
se faire une opinion.
La censure va à l’encontre même d’internet –même si nous
parlons là de YouTube qui ne peut évidemment pas symboliser le net dans son
entier.
A mon sens, Recettes
pompettes véhicule un message potentiellement dangereux. Mais le fait même
qu’elle soit diffusée sur le web la rend hors de portée de la censure.
Mais pourquoi l’alcool est-il dangereux à la santé ?
Quelles conséquences peuvent avoir une consommation excessive (comme le binge drinking) et/ou habituelle ?
En particulier, quels sont les risques pour le public de l’émission, pour
beaucoup des adolescents ?
Comment agit l’alcool sur le cerveau ?
Il est bien connu que l’alcool est désinhibant : avec
quelques verres dans le nez on fait des choses que l’on n’aurait parfois jamais
osé faire en étant sobre !
Son effet sur le cerveau correspond à l’exact opposé :
l’alcool stimule en effet les interneurones
inhibiteurs du cerveau. Ces derniers
ont un rôle capital dans la régulation des réseaux neuronaux : ce sont eux
qui régulent le dialogue entre les neurones, eux qui distribuent le
« temps de parole neuronal », eux qui évitent une cacophonie des
influx nerveux.
Lorsque nous sommes bourrés, nos interneurones sont
fortement stimulés et c’est pour cela que nous sommes un petit peu à l’ouest.
Notre cerveau est ralenti.
Lorsque nous consommons régulièrement de l’alcool et que
l’addiction se développe, notre cerveau s’habitue à cette stimulation des
interneurones : il lui faut nécessairement de l’alcool pour pouvoir
fonctionner normalement. Un sevrage brutal peut donc avoir de graves
conséquences chez un alcoolique.
On peut alors observer une levée brutale de l’inhibition
cérébrale, entraînant un état d’hyperexcitabilité neuronale qui se traduit
parfois par une crise d’épilepsie : les chefs d’orchestre cessent de
réguler la mélodie, et chaque neurone se met à brailler de son côté !
Le sevrage peut aussi entraîner une complication beaucoup
plus grave : le delirium tremens.
Il s’agit d’un état hallucinatoire rendant le patient souvent très agressif. Des hallucinations si terrifiantes que le risque de suicide est alors majeur. C’est une véritable urgence médicale qui peut engendrer des troubles du rythme
et un arrêt cardiaque –entre autre.
![]() |
Exemple d'hallucinations du delirium tremens. Elles portent majoritairement sur de petits animaux, type rats, cafards et autres insectes. |
L’alcool peut aussi avoir une toxicité indirecte sur notre
cervelle, et en particulier via notre bidon.
Notre estomac, tout autant que notre foie, n’aime pas
vraiment être rempli continuellement d’alcool. Il s’abîme, et avec lui tout le
reste du tube digestif, ayant pour conséquence un effondrement de l’absorption
d’une vitamine très importante au fonctionnement cérébral, la vitamine B1. Sans
elle, la machine cérébrale déraille.
Lorsque ces carences se prolongent, elles peuvent aboutir au
syndrome de Korsakoff : la
destruction de certains neurones impliqués dans la mémoire dite épisodique –la mémoire de nos souvenirs
personnels. Le malade devient incapable d’acquérir le moindre souvenir, en plus
de perdre une grande partie de ceux qu’il avait déjà. Il est totalement
désorienté et inconscient de sa maladie.
Mais cela ne correspond qu’aux complications d’un alcoolisme
chronique, extrêmement minoritaire chez le jeune public visé par Recettes pompettes.
Les adolescents et jeune adultes ont une consommation
beaucoup plus ponctuelle/festive et excessive. Lorsque cette consommation
dépasse 5 verres en moins de 2 heures, on parle de binge drinking.
On peut approximer cela à se prendre une cuite, même si la
définition (médicale) du binge drinking oscille (en fonction des pays) entre la
quantité d'alcool ingéré et la sensation subjective d’être saoul.
L’adolescence est une période absolument cruciale du
développement cérébral. C’est une période durant laquelle les réseaux neuronaux
sont particulièrement modulables, notamment grâce à un phénomène appelé l’élagage synaptique.

C’est ce phénomène, comparable à l’élagage des arbres au
printemps, que l’on observe dans le cerveau des adolescents.
C’est cette incroyable plasticité qui le rend très
vulnérable aux facteurs environnementaux, et en particulier le cannabis et
l’alcool.
Une équipe américaine s’est intéressée aux conséquences cérébrales du binge drinking chez l’adolescent.
Ils ont pu suivre durant près de 10 ans une population de
134 adolescents, à qui ils faisaient passer des IRM régulièrement. Grâce à
elles, ils purent observer la maturation de leur cerveau.
Parmi ces 134 ados, 75 étaient considérés comme « gros
buveurs ». Les autres rapportaient ne pas boire, ou très occasionnellement.
Quelles différences existe-t-il entre ces 2 groupes ?
Chez les adolescents non buveurs, il existe une diminution
globale du volume du cortex cérébral au cours de l'adolescence, qui est la conséquence directe (et
normale) de l’élagage synaptique.
Chez les adolescents buveurs, cette diminution de volume est
plus accentuée, en particulier au niveau des lobes frontaux, à l’avant du
cerveau, et des lobes temporaux, sur les côtés. Cela correspond à une perte
plus importante de synapses par rapport aux adolescents non buveurs.
Cette accentuation de la perte synaptique n’est pas
muette : d’autres études portant sur des adolescents « bingeurs » ont révélé des facultés
cognitives diminuées chez ces derniers, en particulier pour la mémoire de
travail ou les processus attentionnels.
La consommation excessive d’alcool diminue significativement
le nombre de connexions neuronales dans le cerveau des adolescents. Et cela à
des conséquences non seulement sur les IRM, mais aussi sur les facultés
cognitives, sur la vraie vie.
De plus, la question se pose à propos de l’existence d’effets à long terme d’une consommation excessive d’alcool à l’adolescence. En modifiant l’élagage synaptique, le binge drinking façonne le futur cerveau d’adulte à sa guise.
De plus, la question se pose à propos de l’existence d’effets à long terme d’une consommation excessive d’alcool à l’adolescence. En modifiant l’élagage synaptique, le binge drinking façonne le futur cerveau d’adulte à sa guise.
De petits effets peuvent ainsi avoir de bien plus grandes
conséquences lorsqu’ils ont lieu à une période charnière du développement.
L’alcool est une substance bien plus toxique qu’on ne le
croit. Si l’on avait aujourd’hui à redistribuer les cartes de la prohibition
(objectivement et sans lobbying, j’entends), je ne serais pas surpris de voir
l’alcool interdit contrairement au cannabis…
Chacun est libre de se faire sa propre opinion. De prendre
des risques. Lorsque l’on publie un contenu sur le net, il faut absolument
faire attention au message que nous véhiculons.
Sur le plateau du Petit Journal, le présentateur de Recettes Pompettes, Mr Poulpe, a tenté
de convaincre de la bienveillance de l’émission.
« Regardez, disait-il, nous avons un bandereau en début
d’émission disant que l’abus d’alcool est dangereux à la santé, et à la fin
l’invité repart dans un taxi et non au volant de sa voiture. Nous faisons de la
prévention ! »
Il avait bien d’autres arguments de son côté, mais celui-là
n’est pas convainquant.
Non, Mr Poulpe, ce n’est pas comme ça qu’on fait de la
prévention.
Le lien vers la vidéo de Recettes pompettes :
https://www.youtube.com/watch?v=cFKzs5lH1Uw
N'hésitez pas à partager l'article s'il vous a plu et à liker la page Facebook ! :)
SOURCES :
- http://www.cen-neurologie.fr/2eme-cycle/Items%20inscrits%20dans%20les%20modules%20transversaux/Complications%20neurologiques%20de%20l'alcoolisme/index.phtml
- http://www.lemonde.fr/sante/article/2013/03/04/l-alcool-responsable-de-49-000-morts-en-france-par-an_1842068_1651302.html
- http://stop-alcoholism.com/delirium-tremens/- http://www.lemonde.fr/sante/article/2013/03/04/l-alcool-responsable-de-49-000-morts-en-france-par-an_1842068_1651302.html
- Squeglia,
L. M., Tapert, S. F., Sullivan, E. V., Jacobus, J., Meloy, M. J., Rohlfing, T.,
& Pfefferbaum, A. (2015). Brain development in heavy-drinking adolescents. American journal of psychiatry, 172(6),
531-542.