La dyspraxie... ou les dyspraxies ?

 

Dans le monde, la dyspraxie, qui se manifeste par des difficultés motrices dans la vie de tous les jours, touche entre 2 et 5% des enfants, surtout des garçons. Il s’agit donc d’un trouble très répandu dans la population, mais qui reste encore aujourd’hui mal connu. De nombreux enfants très différents sont regroupés sous cette étiquette diagnostique, avec des difficultés très hétérogènes. L’appellation même du trouble prête à débat. En effet, il existe depuis de nombreuses années un conflit parmi les soignants et autres spécialistes du neurodéveloppement de l’enfant sur ce sujet, entre deux entités diagnostiques : la dyspraxie et le trouble développemental des coordinations (TDC) motrices.

Nous sommes très attachés en France au terme dyspraxie, que ce soit chez les professionnels, les patients, leurs proches ou le grand public. De nombreuses associations de patients reprennent ce terme, et si on interroge un passant dans la rue, il saura probablement mieux cerner la dyspraxie que le TDC.

Cependant, il faut noter que le terme dyspraxie est réducteur. En effet, la dyspraxie fait littéralement référence à des difficultés praxiques, les praxies étant définies comme les séries de mouvements coordonnés et volontaires orientés vers un but et acquis par apprentissage (ce n’est donc pas un réflexe ou autres mouvements automatiques). Par exemple, il peut s’agir de boire un verre, manger avec ses couverts, faire ses lacets, écrire ou globalement l’ensemble des jeux et des sports qui existent. De nombreux troubles neurologiques peuvent provoquer une dyspraxie, chez l’enfant comme chez l’adulte. On peut citer par exemple les accidents vasculaires cérébraux, ou AVC. Cependant, le terme dyspraxie fait le plus souvent référence à la dyspraxie d’origine développementale. Autrement dit, lié à une acquisition dysfonctionnelle des praxies chez l’enfant qui n’est pas d’origine accidentelle ou neurologique. Dans le conflit avec le TDC, on évoque bien entendu la dyspraxie développementale. Cette dernière s’inscrit dans le vaste ensemble diagnostique de troubles du neurodéveloppement (TND), qui caractérise un développement cérébral atypique, différent de la moyenne des enfants pour un âge donné.



Il existe de nombreuses définitions, plus ou moins proches, des praxies, et en conséquence, de nombreuses définitions de la dyspraxie. De plus, son appellation dépend des modèles théoriques sous-jacent et des cultures (en Suède par exemple, la dyspraxie correspond au diagnostic de déficit en attention, contrôle moteur et perception). Il existe enfin, comme nous le disions plus haut, une grande hétérogénéité au sein de ce trouble, une grande diversité clinique qu’il est parfois difficile à appréhender.

C’est pour cette raison qu’en 1994, un groupe de scientifique a tenté d’homogénéiser le diagnostic en créant, dans le DSM (un manuel diagnostic de référence américain), un nouveau diagnostic : le trouble développemental des coordinations motrices. Ils définissent ce dernier comme des difficultés de coordination motrice significative qui ont un impact important au quotidien (à la maison, à l’école, pour faire du sport…) et dont l’origine est neurodéveloppementale : elles s’expliquent par un développement cérébral atypique de l’enfant sur le plan moteur, qui débute dès la petite enfance.

On peut le deviner, il existe une grande divergence de points de vue quant à l’équivalence des diagnostic de dyspraxie et de TDC. Certains pensent qu’ils sont égaux (les 2 évoquent des difficultés de coordination motrice), d’autres pensent qu’ils se chevauchent sans pour autant être identiques (la dyspraxie ne concerne pas seulement des difficultés de coordination), ou encore qu’ils font références à des troubles complètement différents.

Cette querelle met en lumière l’hétérogénéité du trouble, sur tous les plans. Sur le plan clinique tout d’abord, étant donné la grande diversité des tableaux présentés par les enfants. Sur le plan théorique ensuite, car il existe de nombreux modèles explicatifs de la dyspraxie/TDC. Le but de cet article est justement d’expliciter hétérogénéité du trouble sur ces deux plans. Par soucis de clarté, nous utiliserons le terme dyspraxie et non TDC, étant donné qu’il s’agit du terme le plus couramment admis en France.


Liste des principaux signes de dyspraxie : maladresse, difficultés d'équilibre, au maintien de postures, de coordination oculo-manuelle, en écriture. Ces difficultés peuvent être à l'origine d'une fatigue (du fait des gros efforts pour compenser les difficultés), d'une désorganisation et d'une faible estime de soi.

La dyspraxie peut toucher l’ensemble de la motricité de l’enfant, que ce soit la motricité globale (par exemple, courir, marcher, taper dans un ballon), la motricité fine (manger, boire, faire ses lacets, écrire…) ou les équilibres (statique ou dynamiques). Les enfants sont souvent décrits comme maladroits et peu autonomes au quotidien : ils font tomber les objets, ils sont globalement lents et peu autonomes au quotidien.


Une diversité liée à l’âge.

Bien souvent, les difficultés et les tableaux cliniques de la dyspraxie évoluent avec l’âge de l’enfant. Avant l’entrée en maternelle, les difficultés motrices concernent surtout les activités du quotidiens comme manger, boire ou s’habiller seul. Les enfants n’arrivent pas à faire de la draisienne, de la trottinette ou du vélo. A l’école maternelle puis primaire, la dyspraxie se manifeste le plus souvent par des difficultés dans les activités manuelles et dans l’apprentissage de l’écriture. Les enfants qui en sont atteints sont maladroits dans les jeux de balle ou de construction. Au collège, c’est les difficultés d’écriture (ou dysgraphie) et les mauvaises performances en sport qui prédominent, associées à une lenteur du geste qui a un impact important au quotidien. Bien souvent, ces difficultés ont un impact significatif sur le moral, l’isolement et l’estime de soi des enfants dyspraxiques.

Il aussi garder en tête que la dyspraxie ne concerne pas uniquement les enfants. Ces derniers grandissent et dans 30 à 70 % des cas, les difficultés persistent à l’âge adulte. Cela concerne tout autant l’écriture, les activités sportives, la mobilité au quotidien et l’autonomie, mais aussi les processus attentionnels et exécutifs -nous y reviendrons plus tard. Là encore, le risque de dépression, de trouble anxieux ou de mauvaise estime de soi est importante, devant l’image que ces difficultés quotidiennes peuvent renvoyer. Ces individus sont plus à risque d’obésité et de maladie cardiovasculaire, car ils font moins de sports que la moyenne.

Ainsi, la façon dont se manifeste la dyspraxie et son impact dans la vie quotidienne (en terme d’autonomie, de répercussions psychologiques, de neurodéveloppement) varie en fonction de l’âge des individus. Et l’accompagnement que l’on peut proposer, en terme de suivi, de rééducation, de thérapie, doit évoluer au cours de la vie de ces patients.


Plusieurs formes cliniques…

Au-delà de l’âge, on peut tenter d’identifier plusieurs formes cliniques de la dyspraxie, en fonction de difficultés ou de caractéristiques communes des patients. Plusieurs études sur le sujets ont permis d’identifier plusieurs sous-groupes de patients. Le plus consensuel est un groupe caractérisé par une sévérité globale importante du trouble, touchant tous les domaines moteurs et associé à des difficultés cognitives significatives. D'autres enfants seraient surtout en difficulté dans les équilibres, d’autres dans la motricité fine et les actions séquentielles. Enfin, la dyspraxie d’un dernier groupe d’enfants se manifesterait surtout par le biais d’une dysgraphie et de difficultés visuo-spatiales (c’est-à-dire la capacité à percevoir, comprendre et se représenter l’espace en 3D).


Les études sur la dyspraxie permettent d'identifier différents profils, dont un regroupant des difficultés globales significatives, sur le plan moteur comme cognitif (A). D'autres enfants sont plus en difficultés pour la motricité fine (B) ou les équilibres (C). Enfin, un dernier profil semble définit par des difficultés en graphisme et en capacités visuo-spatiales (D).

L’hétérogénéité des dyspraxies concerne le corps même des symptômes moteurs, mais aussi les troubles qui peuvent y être associés. Ainsi, l’association de plusieurs diagnostics concernerait près de 50 % des enfants avec un TND. Cela s’explique par le développement commun des fonctions cognitives, affectives, motrices dès le plus jeune âge : un développement atypique sur le plan moteur aura de grandes chances d’influencer le reste du neurodéveloppement (et vice-versa). La dyspraxie semble plus particulièrement associée au TDAH (trouble du déficit attentionnel avec/sans hyperactivité), ce qui n’est pas sans soulever des questions théoriques passionnantes -que nous aborderons plus loin.


Le TDAH est caractérisé par une triade symptomatique : l'inattention, l'impulsivité et l'hyperactivité (ces 2 dernières allant souvent de concert). 

Cependant, les recherches sur le sujets sont limitées par de nombreux biais méthodologiques, le premier d’entre eux étant les petits effectifs étudiés. De plus, dans ces études, la dyspraxie n’est pas toujours clairement définie, tout comme les critères d’inclusions et d’exclusion : on ne peut donc pas être certains que les sous-groupes identifiés correspondent bien à la réalité des enfants dyspraxiques. Il faut aussi noter que l’immense majorité des études portent sur les enfants, et qu’il existe peu de données concernant l’adulte. Ainsi, il faut rester prudent dans les conclusions que nous pouvons tirer de ces données scientifiques.


… et plusieurs modèles explicatifs.

Avant d’évoquer les différents modèles théoriques de la dyspraxie, il faut rappeler qu’elle n’est pas considérée comme un trouble moteur pur, mais comme un mélange de dysfonctions cognitives et motrices. On ne peut pas en effet décorréler complètement les processus moteurs et cognitifs : ces derniers sont à l’origine des mouvements moteurs volontaires. C’est dans les différentes fonctions cognitives touchées que repose la diversité des étiologies de la dyspraxie.

Certains chercheurs avancent que la dyspraxie serait un trouble visuo-spatial. S’il n’existe pas de déficit visuel en tant que tel (comme une cécité ou une myopie par exemple), les individus avec dyspraxie seraient moins bons en moyenne pour appréhender visuellement l’espace autour d’eux, ce qui pourrait se manifester par des difficultés dans la coordination de leurs gestes (pour taper dans un ballon, il faut pouvoir se représenter mentalement sa trajectoire dans l’espace, de la même manière qu’il faut situer très précisément l’objet que l’on veut saisir avec la main).

D’autres chercheurs pensent que la dyspraxie serait en lien avec des difficultés d’apprentissage dit procédural -de séquences d’action, comme faire ses lacets… ou conduire une voiture. Comme nous l’avons dit plus haut, les praxies sont les répertoires moteurs volontaires acquis par apprentissage. Plusieurs études montrent que les enfants dyspraxiques seraient moins performants en moyenne dans les tâches d’apprentissage procédural. Cependant, ces résultats sont hétérogènes et limités par de nombreux biais.

Il existe un vaste corpus scientifique qui retrouve un déficit des fonctions exécutives chez les enfants avec dyspraxie. Les fonctions exécutives représentent une grosse boîte à outils cognitifs nous permettant de réaliser une action dirigée vers un but. On distingue parmi les plus connues la mémoire de travail (qui permet de garder en mémoire des informations pour pouvoir les manipuler mentalement), la planification (motrice, cognitive), l’inhibition, ou encore la flexibilité mentale. Elles sont impliquées dans l’ensemble de notre vie quotidienne, et en particulier sont essentielles à nos praxies. En effet, comment exécuter le plus simple des gestes sans l’avoir planifié au préalable, retenu en mémoire cette planification, modifié en temps réel le programme moteur en fonction des modifications de l’environnement (mettant en jeu la flexibilité mentale), ou inhibé les programmes moteurs parasites ? On le voit bien, des difficultés dans les fonctions exécutives, retrouvées dans de nombreuses études, sont capables d’expliquer l’ensemble de la symptomatologie de la dysgraphie. Cependant, ces données sont à nouveau à interpréter avec beaucoup de prudence, du fait de limites méthodologiques importantes dans les études. En particulier, très peu d’entre elle avaient exclues le TDAH parmi leur population d’étude, ce qui pose problème étant donné que le TDAH est souvent associé à la dyspraxie et qu’il est défini par une dysfonction exécutive marquée ! Ainsi, il est difficile de savoir si les troubles exécutifs retrouvées dans ces études proviennent de la dyspraxie ou d’un TDAH associé.

La dyspraxie pourrait enfin être expliquée par un déficit des modèles internes du sujet. Pour pouvoir s’adapter finement et rapidement à son environnement (par définition extrêmement changeant), le cerveau humain créé de nombreux modèles/représentations du monde qui l’entoure, et les utilise quotidiennement pour anticiper le résultat de ses actions. Si ces dernières diffèrent significativement du modèle de base, celui-ci pourra être actualisé pour refléter plus fidèlement l’environnement, et limiter l’erreur de prédiction la fois prochaine. La mise en place de modèles internes performants repose donc sur des cycles essais-erreurs et nécessite une exposition très répétée à ces situations.

Ces modèles internes sont essentiels au bon fonctionnement moteur, car ils permettent une adaptation rapide et une coordination fine des mouvements, sans avoir à analyser pendant des heures (je force le trait) l’ensemble des informations sensorielles (visuelles, proprioceptives, tactiles, etc.) qui lui parviennent. Si le mouvement n’est pas bien ajusté à l’objectif recherché (par exemple, si on fait tomber la pomme qu’on voulait attraper, car notre geste était trop brusque), l’analyse de l’erreur de prédiction permettra de mettre à jour nos modèles internes et ainsi mieux ajuster notre geste la prochaine fois -grosso modo, on apprend de nos erreurs.

On devine bien qu’un déficit des modèles internes peut entraîner des difficultés de coordination motrice et l‘ensemble des symptômes de la dyspraxie (par exemple la lenteur du geste, mouvements coûteux sur le plan cognitif). Cependant, les études sur le sujets sont encore trop peu nombreuses pour tirer des conclusions certaines. Un argument en faveur de cette hypothèse est la dépendance accrue des enfants avec dyspraxie aux indices visuels pour réaliser un mouvement (ils doivent regarder ce qu’ils font avec les mains pour réaliser les gestes demandés) : cela pourrait être expliqué par une difficulté à mettre à jour les modèles internes spontanément et rapidement.

Il existe donc de nombreuses hypothèses physiopathologiques de la dyspraxie. Ces dernières ne sont pas exclusives : par exemple, l’application des modèles internes nécessite des fonctions exécutives performantes, on peut donc imaginer une intrication de ces deux mécanismes chez un même individu. Ces hypothèses ne pourraient aussi concerner que des sous-populations au sein du spectre dyspraxique. C’est ce que tend à montrer une récente étude française sur le sujet. Les chercheurs ont appliqué au sein d’une population d’enfants dyspraxiques une méthode de classification qui permet d’identifier, à partir de données cliniques (dans le cas présent, le résultats d’une série de tests neuropsychologiques), des sous-groupes homogènes de patients. Ils ont identifié 4 clusters différents, les 2 premiers étant caractérisés par des difficultés visuo-motrices, et les 2 derniers étant des dyspraxies « pures », se manifestant soit par la lenteur des mouvements, soit par un manque de précision des gestes. Leur étude montre aussi que le diagnostic de TDAH et les difficultés exécutives ne sont pas différentes en fonction des différents groupes : cela suggère qu’ils touchent les enfants dyspraxiques de manière homogène.

On l’aura bien vu, la dyspraxie est marquée par une grande hétérogénéité, tant au niveau clinique qu’au niveau physiopathologique. Les efforts de chercheurs pour identifier des sous-groupes de patients est essentielle, car cela permettra à terme de proposer des prises en charge personnalisées en fonction des profils des individus.

Instagram Follow on Instagram

 

SOURCES :

- Biotteau M, Albaret JM, Chaix Y. Developmental coordination disorder. Handb Clin Neurol. 2020;174:3-20. doi: 10.1016/B978-0-444-64148-9.00001-6. PMID: 32977886.

- Inserm (dir.). Trouble développemental de la coordination ou dyspraxie. Collection Expertise collective. Montrouge : EDP Sciences, 2019. XIV-630 p.

- Gras D, Ploix Maes E, Doulazmi M, Huron C, Galléa C, Boespflug Tanguy O, Germanaud D, Roze E. Developmental coordination disorder subtypes in children: An unsupervised clustering. Dev Med Child Neurol. 2023 Oct;65(10):1332-1342. doi: 10.1111/dmcn.15563. Epub 2023 Mar 8. PMID: 36883642.


CREDITS PHOTOS :

- By MissLunaRose12 - Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=83637655

- Image par Nika Akin de Pixabay

- Image par 愚木混株 Cdd20 de Pixabay

- Image par Gordon Johnson de Pixabay

- Image par Elisa de Pixabay

- Image par Piyapong Saydaung de Pixabay