Twilight Brain

 

Dans les années 1960, l’amélioration des capacités de réanimation, combinée au développement des techniques de transplantation d’organes, vont modifier drastiquement les critères cliniques de la mort. Auparavant, la mort clinique d’une personne était essentiellement définie par l’absence d’activité cardiaque : on était mort lorsque le cœur ne battait plus. Cependant, à la suite de l’épidémie de Polio dans les années 1950, les techniques de réanimation vont très vite se développer, et permettre de suppléer un certain nombre de fonctions vitales de l’organisme, comme par exemple le cœur, les poumons ou les reins. Ainsi, il était désormais possible de maintenir en vie des personnes qui quelques années plus tôt auraient été déclarées mortes.

Mais maintenir ces fonctions vitales n’est (malheureusement) pas toujours suffisants. Le patient inconscient peut ne pas se réveiller, quand bien même des machines suppléent toutes ces fonctions. Il se pose alors la question de la mort cérébrale, et éventuellement du don d’organes... qui nécessite des règles précise pour définir chez qui on va pouvoir le réaliser – autrement dit, des critères cliniques précis de la mort.

C’est ainsi que dans les années 1960, la mort cardiaque a été supplantée par la mort cérébrale. Cependant, il s’agit d’une notion bien plus complexe que la simple affirmation « d’absence d’activité cérébrale ». C’est ce que je vous propose d’explorer dans cet article.

Il faut tout d’abord différencier la mort cérébrale de la mort encéphalique -qui sont très souvent confondus, y compris sur ce blog. L’adjectif cérébral fait référence au cerveau, constitué des 2 hémisphères cérébraux (ou télencéphale) et du diencéphale à leur base. De façon plus large, l’adjectif « encéphalique » inclus non seulement le cerveau, mais aussi le cervelet et, surtout, le tronc cérébral. Il s’agit d’une petite structure à la jonction entre le cerveau, la moelle épinière et le cervelet, où siègent de nombreux noyaux neuronaux régulant certains réflexes et autres fonctions vitales de l’organisme -en particulier la respiration.


L'encéphale (A) est constitué du cerveau (vert), du cervelet (violet) et du tronc cérébral (orange). Le tronc cérébral (B) est une structure complexe essentielle à la vie.

Ainsi, quand on fait référence à un état de mort « cérébrale », on évoque une absence irréversible d’activité du cerveau. Dans ces conditions, toute conscience, toute perception, toute pensée, toute émotion est strictement impossible -car elles reposent sur des processus de haut niveaux codés au niveau du cortex. Cependant, certaines fonctions de base comme la respiration spontanée sont toujours possibles : ces patients respirent par eux même ! Au contraire, si on évoque une mort « encéphalique », on inclut l’absence d’activité du tronc cérébral, et en premier lieu l’absence de respiration spontanée.

Aujourd’hui l’état de mort cérébrale correspond à des critères diagnostiques précis. Il faut constater de l’absence de conscience (en l’absence de tout traitement, bien entendu), signe de l’absence d’activité cérébrale, et de l’abolition des tous les réflexes du tronc cérébral. Les critères cliniques de l’état de mort cérébrale correspondent donc… à une mort encéphalique. Ensuite, il faut s’assurer du bon diagnostic en réalisant un examen permettant d’objectiver l’absence d’activité encéphalique : on peut pour cela mesurer le débit sanguin cérébral (qui n’existe plus en cas de mort encéphalique) ou l’activité électrique des neurones (que l’ont mesure grâce à un électro-encéphalogramme ou EEG).


Le diagnostic de mort cérébrale se base à la fois sur les critères cliniques (l'examen du médecin) et sur des examens para-cliniques (EEG, IRM et autres techniques d'imagerie).

Ces critères sont précis et fiables. Cependant, la mort cérébrale ne peut être envisagée comme un diagnostic binaire -le chat de Schrödinger n’existe pas. On ne passe pas immédiatement de vie à trépas. La mort cérébrale n’est pas un éclair, c’est un crépuscule.

De nombreuses études ont tenté de caractériser les étapes au cours desquelles passe le cerveau (on parle bien de mort cérébrale au sens littéral) au court de ses derniers instant de vie. Elles ont étudié ces mécanismes, qui semblent très conservés au sein du règne animal, à la fois chez l’Homme ou divers modèles animaux, comme les oiseaux, les rats ou les souris.

Une synthèse de ces études, publiée récemment par un chercheur français, nous détaille précisément ces étapes, à la fois au niveau cérébral et neuronal.

Lorsque survient le dernier battement cardiaque, le cerveau est encore pleinement opérationnel. Cependant, avec l’interruption de la circulation sanguine, tout vient rapidement à manquer, et en particulier l’oxygène. Les neurones ne souffrent pas immédiatement de cette anoxie -un petit peu comme quand on retenez votre respiration sous l’eau : il se passe donc quelques secondes au cours desquelles l’activité cérébrale ne change pas.

Rapidement pourtant, l’activité cérébrale se modifie. Ces modifications peuvent être mesurées grâce à l’EEG, qui permet la mesure de l’activité électrique des neurones. Le tracé de l'EEG reflète la propagation le long de la surface des neurones de petits potentiels d’action, sorte de petits courants électriques qui reposent sur le mouvement d’ions au travers de sa membrane. Schématiquement, un potentiel d’action est caractérisé par une dépolarisation membranaire, secondaire à l'entrée d’ion sodium (Na+), puis d’une repolarisation, lié à une sortie d’ion potassium (K+). Pour maintenir l’équilibre ionique (car sinon le neurone serait bien vite vidé de son K+ et rempli de Na+), il existe une protéine absolument vitale au neurone, appelée Na/K ATPase, une pompe qui permet, une fois le potentiel d’action passé, de faire à nouveau rentrer le K+ tout en faisant sortir du Na+, et donc de retrouver l’équilibre ionique. La sommation des milliards de neurones de notre cortex est responsable d’oscillations électriques plus ou moins rapides, captées par l’EEG. Les caractéristiques de ces oscillations nous renseignent sur le fonctionnement de notre cerveau et des neurones qui le compose.


La période de latence fait rapidement place à une phase d’intense activité cérébrale caractérisée par des oscillations de hautes fréquences. Chez l’oiseau, cette phase correspond à une perte de sa posture. Si on plongeait dans les profondeur du cerveau à ce moment là, on pourrait constater une augmentation drastique des taux de glutamate, le principal neurotransmetteur excitateur, probablement directement en lien avec le manque d’oxygène. Ce glutamate irait ainsi directement stimuler son récepteur neuronal pour provoquer la création d’un potentiel d’action. L’ensemble des neurones ainsi activé de façon anarchique provoquerait ce regain d’activité cérébrale, dont la finalité n’est à l’heure actuelle pas bien comprise : il s’agit en effet d’une dépense énergétique colossale qui épuise les dernières réserve en oxygène. La recherche n’a pas encore d’explication fiable de ce phénomène.

Le manque d’oxygène cérébral va avoir une conséquence directe et rapide sur une molécule bien particulière, l’ATP, qui représente le principal carburant de la cellule (et donc des neurones). En cas de pénurie d’essence, tout est plus difficile au quotidien et c’est exactement ce qu’il se passe dans les neurones. Ainsi, les ressources en ATP se faisant plus rares, les canaux potassiques ne sont plus sous contrôle et s’ouvrent, laissant sortir le K+ des neurones. Ce flux de potassium entraîne une synchronisation des oscillations au sein des réseaux de neurones, et sur l’EEG, l’entrée dans une phase d’oscillations basses fréquences.

Invariablement, les ressources en ATP continuent de baisser, les canaux potassiques s’ouvrent d’autant plus, et les neurones s’hyper-polarisent, inhibant progressivement toute activité cérébrale jusqu’à aboutir à un EEG « plat », ne détectant plus aucune activité cérébrale. Au cours de cette période, on observe un relargage d’adénosine, une molécule impliquée dans les mécanismes du sommeil -et qui est précisément inhibée par la caféine. Le sang est désormais vidé de son oxygène, les pupilles se dilatent (signe de l’absence d’activité du tronc cérébral), l’ensemble de l’encéphale arrête de fonctionner.

Et pourtant, le chemin du cerveau vers la mort ne s’arrête pas là. Immédiatement après cette phase « d’électro-encéphalogramme plat » survient un phénomène étrange et intrigant, nommé par les scientifiques la « wave of death », la « vague de la mort ».


Au cours du processus de mort cérébrale, le cerveau passe par plusieurs étapes bien détectables sur l'EEG. Tout d'abord, une phase de latence, sans anomalie sur le tracé EEG. Puis surviennent des oscillations de hautes, puis basses fréquences. L'électroencéphalogramme plat, malgré la croyance populaire, n'est pas la fin du voyage. Juste après survient une profonde onde négative, la "wave of death"... qui porte en fait bien mal son nom, car elle ne signe pas le passage de vie à trépas elle non plus !

Lorsque les concentrations d’ATP cellulaires chutent en dessous de 15 % des taux normaux, ce n’est plus seulement les canaux potassiques qui dysfonctionnent, mais aussi la Na/K ATPase, provoquant une sortie du potassium intra-cellulaire, responsable d’une hyperpolarisation accrue des neurones. C’est cette oscillation très négative, détectée par l’EEG, qui a été dénommé la vague de la mort.

Ainsi, la Na/K ATPase au tapis, le gradient de concentration en ions est aboli. Cependant, il existe toujours un déséquilibre pour ce qui est des protéines : la cellule contient en effet beaucoup plus de protéines que le milieu extra-cellulaire. Cela a son importance car l’eau, par un mécanisme dit de « pression osmotique », a tendance à traverser la membrane cellulaire pour équilibrer les concentrations de part et d’autre de la membrane. Le déséquilibre protéique va donc entraîner un afflux d’eau dans le neurone, responsable de son gonflement -qui est estimé à +37 % de son volume initial.

Ces effets sont, on s’en doute, plutôt délétère pour le fonctionnement neuronal : la « wave of death » correspond ainsi à l’arrêt de toute activité synaptique, et à l’interruption de tous les processus cérébraux.

On pourrait croire que la wave of death représente le point final de la vie cérébrale. Et pourtant, les recherches actuelles laissent penser qu’elle porte bien mal son nom ! Même si elle représente le signe d’une mort neuronale en cours, certains processus qui la sous-tendent peuvent en fait être réversibles.

En effet, plusieurs études in vitro montrent que la wave of death peut être interrompue si les neurones sont rapidement approvisionnés en oxygène et glucose. La sensibilité neuronale à l’anoxie dépend des populations de neurones : certains sont très sensibles, en d’autre beaucoup moins.

Mais plusieurs études in vivo appuient aussi ce phénomène : la reperfusion cérébrale chez le rat, en permettant probablement un redémarrage de la synthèse d’ATP, entraînant ensuite la remise en route de la pompe Na/K ATPase et des autres canaux ioniques, permet d’interrompre la « wave of death » et provoque l’apparition d’une grande onde cérébrale de grande amplitude, que certains auteurs ont baptisé « wave of resuscitation » ! Ce marqueur à l’EEG est prédictif d’une remise en route de la machinerie neuronale et d’une amélioration clinique -par exemple, la réapparition des réflexes du tronc cérébral ! Cependant, il ne faut pas croire que tout recommence comme avant : dans l’histoire, c’est des millions de neurones qui ont été perdus. Si la « wave of rescucitation » peut prédire le retour des fonctions neuronales, elle ne permet pas de préjuger de retour des fonctions cérébrales et cognitives.

Il existe peu de donnée, à ma connaissance, sur le devenir cérébral et les phénomènes neuronaux survenant après la survenue de la wave of death. Sans aide médicale, les dommages neuronaux se majorent, les cellules entrent dans des processus de mort cellulaire, programmée (apoptose) ou non. Les membranes cellulaires se déchirent et, à partir de ce point, tout récupération de fonctions neuronales est impossible.

Ainsi, le phénomène que l’on pensait autrefois comme binaire (on est soit mort, soit vivant) est en réalité un processus très complexe, progressif et graduel. Si bien que la mort n’est aujourd’hui plus pensée comme un coup de tonnerre, mais comme un crépuscule. Il est aussi passionnant de remarquer que ces phénomènes semblent largement partagés au sein du règne animal, en tout cas chez les mammifères.

Tout reste à découvrir sur la mort du cerveau. Nous n’avons actuellement aucun marqueur fiable nous permettant d’espérer l’efficacité d’une réanimation (la « wave of resuscitation » en elle même ne le permet pas). La définition actuellement de la mort clinique est tout à fait juste, et il est techniquement impossible de réaliser des EEG à chaque personne mourante pour attester (si tant est qu’on puisse le faire) de la mort cérébrale du patient. D’autant plus que sur l’EEG, il est tout autant difficile qu’en clinique de délimiter précisément la vie de la mort !

Ces recherches sont absolument capitales car elle visent à déterminer des marqueurs prédictif du succès ou de l’échec d’une réanimation. Ces données sont essentielles, par exemple lors des douloureuses situations d’arrêt des soins. Il existe déjà de nombreux outils pour aider à ces prises de décision, la recherche tente d’en apporter toujours plus, plus précis.

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SOURCES :
Charpier S. Between life and death: the brain twilight zones. Front Neurosci. 2023 May 15;17:1156368. doi: 10.3389/fnins.2023.1156368. PMID: 37260843; PMCID: PMC10227869.

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