C'est
à 34 ans qu'Amanda, une jeune américaine, fut victime d'un accident
de voiture. Sous la violence du choc, elle fut projetée
vers le tableau de bord, et sa tête heurta le volant. Elle perdit
connaissance sous la violence du choc, et resta inconsciente
plusieurs minutes. Elle fut rapidement emmenée à l'hôpital, où
les médecins lui firent passer
un scanner cérébral, qui mis en évidence une commotion cérébrale
modérée, sans
risque vital immédiat.
Elle resta la nuit en observation, avant de rentrer chez elle.
Il
est fréquent d'avoir des séquelles neurologiques dans ce genre de
situation, si
bien qu’elle fut suivie attentivement les semaines suivantes.
Les médecins diagnostiquèrent au
cours de ce suivi
des difficultés attentionnelles et dans les interactions sociales.
Mais son mari, lui, avait perçu autre chose: Amanda avait perdu son
sens de l'humour. Elle était désormais incapable de comprendre la
moindre blague.
En
ce 1er avril, nous nous intéressons aujourd'hui au sens de l'humour
et à ses bases cérébrales.
De
nombreux travaux en neurosciences et en psychologie se sont penchés sur l'étude de l'humour, ses mécanismes psychologiques et
cognitifs, et ses bases cérébrales. Cependant, la littérature sur
le sujet est à coup sûr moins abondante si on la compare à
d'autres domaines, par exemple à l'étude de la conscience. Cette
relative rareté est due à plusieurs facteurs, dont le premier
d'entre eux est peut être le manque de définition précise de ce
phénomène. Le terme humour correspond t-il à un phénomène
homogène et clairement identifiable,
ou regroupe t-il un vaste ensemble de mécanismes cognitifs et
d'aires cérébrales non spécifiques ?
Il
peut être difficile, au premier abord, de définir
précisément ce qu'est l'humour. Le mot fait initialement référence
à la théorie des humeurs du médecin antique Galien. Les maladies,
selon lui, seraient due à un déséquilibre de 4 humeurs que
contient l'organisme. Par extension, ce terme a ensuite désigné les
personnes excentriques,
s’éloignant
de la norme. Ce n'est qu'au 19ème siècle que le mot humour acquiert
son sens actuel. Mais encore aujourd'hui, les frontières de l'humour
reste floues, ce qui est problématique pour un objet d'étude
scientifique. Si on ne sait pas précisément ce qu'on étudie, si la question n'est pas suffisamment précise, on aura du mal à y trouver des réponses. Est-ce une émotion ? Un processus cognitif ? Un
mélange des deux ? Etudier l'humour, est-ce étudier l'ironie ? Le
sarcasme ? Le comique ? Les mêmes processus sont-ils en jeu
lorsqu'on étudie la production de la blague, leur réception, la
réaction à une situation, un jeu de mot, etc. ? Comme on le devine
déjà, les conclusions que nous allons dessiner dans cet article ne
pourront échapper à un certain nombre de limites et de biais.
On
peut d'ores
et déjà diviser l'humour en 2 parties : l'une productive, lorsqu'on
est à l'origine de la situation comique, et l'autre réceptive,
quand on est le destinataire. On peut aussi séparer l'humour qui met
en jeu une situation interpersonnelle et l'humour solitaire. Au
niveau du contenu, nous pouvons globalement diviser l'humour en 3
composantes. Les blagues correspondent à des histoires
humoristiques, verbales ou visuelles (les cartoons), caractérisées
par une certaine incongruité et une chute. Les blagues représentent
un matériel particulièrement
pratique à introduire dans un protocole expérimental, et sont donc
de fait les types d'humour les plus étudiés. Les 2 autres
composantes correspondent à l'humour spontané (les jeux de mots, le
sarcasme) et l'humour involontaire (des
situations
qui n'ont pas vocation à être drôle initialement, comme les lapsus
par exemple). Ainsi, les découvertes que nous allons évoquer dans
la suite de l'article représentent en fait les mécanismes liés aux
blagues. L'extrapolation à tous les types d'humour ne peut qu'être
hasardeux.
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L'humour peut être divisé en plusieurs composantes : l'humour involontaire (A), les blagues (B), l'humour spontané (Raymond Devos et ses jeux de mots, C). On peut aussi distinguer les situations humoristiques qui impliquent d'autres personnes, ou non (D). |
Mais
revenons à notre pauvre Amandine, après son accident de voiture.
Comme nous l'avions dit, le scanner cérébral qu'elle avait eu
quelques heures après son accident montrait une commotion cérébrale
modérée, responsable de petites lésions au niveau de son cortex
préfrontal droit.
Le
cortex préfrontal est une région cérébrale impliquée dans les
processus
cognitifs de haut niveau. Il n'est donc pas très surprenant de
suspecter son implication dans les phénomènes humoristiques, qui
reposent on le devine sur de nombreuses aptitudes cognitives très
fines. Nous y reviendrons plus tard.
Plusieurs
études, s'intéressant aux conséquences de lésions cérébrales,
ont documenté les lésions correspondant à une perte du sens
de l'humour, à l'instar d'Amandine. Ces études appuient l'hypothèse
d'une forte implication de l'hémisphère droit, par rapport à
l'hémisphère gauche, du cerveau. Plus précisément, les lésions
cérébrales les plus souvent associées à la perte du sens de
l'humour se situent au niveau du lobe frontal droit, soit exactement
là où se trouve les lésions d'Amanda. Ces observations sont
cohérentes, car cette région du cerveau est connue pour son rôle
dans l'intégration des informations cognitives et émotionnelles. De
la même manière, les patients victime de lésion cérébrales
droites ont souvent tendance à avoir une humeur joviale, et parfois
inadaptée.
 |
Vue latérale (A) et médiale (B) du cortex préfrontal, qui serait impliqué dans le sens de l'humour. |
Cependant,
ces études dites lésionnelles sont très biaisées, et leurs
résultats sont en fait contradictoires. En effet, les individus avec
une lésion du cerveau droit sont moins bon quand il s'agit de
choisir la chute adaptée à un début de blague, tout comme à
comprendre le second degré. De l'autre côté, les personnes avec
une lésion du cerveau gauche sont eux plus performant pour choisir
une chute cohérente.
Enfin,
pour complexifier un petit peu plus les choses, les études
d'imagerie fonctionnelle (qui permettent de visualiser l'activation
cérébrale dans des situations sonnées), montrent plutôt que
l'humour met en jeu de vastes réseaux de neurones et d'aires
cérébrales, distribuées dans l'ensemble du cerveau, dans
l'hémisphère droit et dans l'hémisphère gauche. Non, nous n'avons
pas un ""centre de l'humour", et celui-ci n'est
définitivement pas à droite.
Nous
commençons à le deviner, l'humour ne correspond pas à un ensemble
unitaire, à une faculté unique et clairement identifiable. Elle met
en jeu de nombreuses facultés, qui chacune peuvent être impliquées
dans d'autres phénomènes psychologiques. On peut tenter de scinder
l'humour en 2 grandes composantes. D'une part, on peut identifier une
composante cognitive. C'est elle qui permet par exemple de construire
une blague et une chute adaptée, de maintenir l'ensemble des
informations "sous la main" (c'est la mémoire de travail),
d'adapter notre récit au contexte social, etc. Sur le terrain
cognitif, l'humour met en jeu les fonctions exécutives, sortes de
boite à outils cognitives qui aident à programmer les comportements
dirigés vers un but -ici, faire rire son interlocuteur. Ces
fonctions exécutives regroupent par exemple la mémoire de travail,
une sorte de mémoire tampon qui permet de maintenir à disposition
des informations importante, ou encore les capacités d'inhibition,
qui permettent de ne pas divulguer la chute trop vite ! L'humour met
aussi en jeu les capacités attentionnelles, qui nous permettent de
focaliser notre attention sur certains sujets ou certains stimuli, au
détriment
d'autres moins importants, mais aussi notre théorie de l'esprit, la
capacité que nous avons de nous
représenter les pensées ou les émotions de nos interlocuteurs.
Certaines conditions comme l'autisme, qui se caractérisent par des
difficultés en théorie de l'esprit, sont associés à des
difficultés
pour comprendre certaines blagues ou le second degré.
Amanda,
outre son scanner cérébral, a pu être évaluée au travers de
multiples échelles mesurant diverses capacités cognitives. Si son
intelligence globale était normale, ses scores en mémoire de
travail étaient significativement diminués, pouvant expliquer en
partie ses difficultés... humoristiques.
D'autre
part, il existe une composante émotionnelle, qui apparaît
évidente. On a du mal à concevoir ce que peut être l'humour sans
émotion ! Cette émotion peut être la surprise (liée à la chute
de l'histoire drôle par exemple), ou bien évidemment de la joie.
Cependant, les émotions associée à une même blague peuvent varier
énormément d'un individu à l'autre ou même chez un même individu
au cours du temps, en fonction de notre système de valeur propre et
de l'évaluation cognitive que nous avons de la situation
humoristique. Ainsi, les composantes cognitives et émotionnelles
sont probablement étroitement liées.
 |
L'humour peut être décomposé en une composante cognitive et une composante émotionnelle. |
Les
études d'imagerie cérébrale identifient de nombreuses régions
cérébrales impliquées dans les situations humoristiques, qu'on
peut classer en fonction de leur valence plutôt "cognitive"
ou "émotionnelle" (même si cette distinction est assez
réductrice). Par exemple, à l'écoute d'une blague, le cortex du
pôle temporal s'active, une région connue pour extraire le sens
(sémantique) de ce que l'on perçoit. Le cortex cingulaire antérieur
s'active dans les situations d'incongruité, typiquement lors de la
chute d'une blague. Mais la principale région cognitive recrutée
dans les situations humoristique est la jonction temporo-pariétale,
une région charnière du cerveau, un hub qui permet l'intégration d'informations très diverses et qui s'active lors des tâches nécessitant une référence à soit ou à l'état mental de son
interlocuteur.
De
l'autre côté, la composante émotionnelle de l'humour reposerait
sur l'activation en premier lieu du système de récompense, un vaste
réseau neuronal dopamniergique, mais aussi l'insula et l'amygdale,
qui permettraient de sélectionner les informations pertinentes sur
le moment.
On
peut donc se faire une certaine idée des mécanismes psychologiques
et de corrélats cérébraux mis en jeu lors des situations
humoristiques. Cependant, nous n'avons dressé ici qu'un point de vue
très général. Les études expérimentales sur l'humour nécessitent
une simplification et une restriction des situations liées aux
protocoles expérimentaux, qui ne reflètent pas la réalité ni la
diversité des comportements quotidiens. Beaucoup de ces études
évaluent l'humour sur la base d'histoire drôles, verbales ou
imagées. Nous
ne pouvons pas extrapoler ces situations à l'ensemble des phénomènes
comiques que nous rencontrons au quotidien, qui impliquent peut être
des processus cognitifs et émotionnels différents.
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Les études d'imagerie fonctionnelle mettent en évidence l'implication du cortex cingulaire antérieur (A), du pôle temporal (B, vert), de l'amygdale (B, rose) et de la jonction temporo-pariétale (B, orange) dans les situations humoristiques, principalement les blagues. |
Quoiqu'il
en soit, il est probable que l'humour ne soit pas un phénomène
clairement discernable, mais qu'il mette au contraire en jeu de
multiples facultés psychologiques et aires cérébrales. Nous aurons
probablement l'occasion d'y revenir sur le blog. d'ici là, je vous
encourage à activer tout cela et de bien profiter de votre 1er avril
!
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SOURCES :
-
https://practicalneurology.com/articles/2010-jan-feb/expert-opinion-in-search-of-the-cerebral-funny-bone-brain-deficits-and-their-neuropsychological-correlates-with-humor
-
Derouesné
C. Neuropsychologie de l'humour : une introduction Partie 1.
Données psychologiques [Neuropsychology of humor: an introduction
Part 1. Psychological data]. Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil.
2016 Mar;14(1):95-103. French. doi: 10.1684/pnv.2016.0583. PMID:
27005341.
- Derouesné
C. Neuropsychology of humor: an introduction. Part II. Humor and the
brain. Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil. 2016 Sep 1;14(3):307-16.
English. doi: 10.1684/pnv.2016.0618. PMID: 27651012.
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BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=52913941
- Par Petrides M, Pandya DN (2009) — Petrides M, Pandya DN (2009)
Distinct Parietal and Temporal Pathways to the Homologues of
Broca's Area in the Monkey. PLoS Biol 7(8): e1000170.
doi:10.1371/journal.pbio.1000170, CC BY 2.5,
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=20688988
- Par Pancrat — Travail personnel, CC BY-SA 3.0,
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- Par Brodmann, Mysid. Colured by was_a_bee. — File:Gray727.svg,
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