Avons-nous vraiment un cerveau social ?

 

David Marr est l'un des grands scientifiques de la seconde moitié du 20ème siècle. Né en 1945, il mourut précipitamment d'une leucémie en 1980, alors à peine âgé de 35 ans. Et pourtant, ses travaux révolutionnaires ont apporté une vision nouvelle du fonctionnement du cerveau, et même été à l'origine, quelques décennies plus tard, d'une nouvelle discipline aujourd'hui très prometteuse : les neurosciences computationnelles.

Marr s'est penché sur plusieurs systèmes neuronaux, et a principalement étudié le traitement de l'information visuelle par le cerveau. Mais sa théorie la plus élégante et la plus révolutionnaire est certainement sa proposition d'analyse d'un système neural en 3 niveaux. Même si de nos jours ces "niveaux", leur nombre ou leur nature, sont débattus, ils constituent un cadre de lecture très intéressant, qui permet d'envisager un problème ou un phénomène neuroscientifique avec un point de vue original.

Selon Marr, pour comprendre le fonctionnement d'un système, il ne faut pas simplement en étudier les moindres détails au niveau neuronal ou cérébral. Il faut en comprendre la finalité. Il faut savoir ce que fait le système. On peut étudier avec une infinie précision les plumes des ailes d'un oiseau, si on ne sait pas qu'il les utilise pour voler, on ne sera pas bien avancé ! Ainsi, Marr définit le premier niveau de son système d'analyse, le plus "superficiel", comme celui de la finalité du système. Ce niveau, qu'il appelle "computationnel", répond à la question "pourquoi". Les plumes de l'oiseau au contraire représentent le niveau de plus profond, appelé implémentationnel. Il s'agit des plus petites briques élémentaires qui, mises bout à bout, permettent le vol de l'oiseau. Ce niveau pourrait répondre à la question "comment". Mais il ne suffit pas d'un vague tas de plumes pour permettre à l'oiseau de voler ! Leur assemblage (qui appartient encore au niveau implémentationnel) et encore plus leur coordination les unes par rapport aux autres, est absolument capitale pour permettre l'envol. Cette articulation des plumes, des différents muscles, os et autres ligaments que constituent les ailes de l'oiseau est très précisément régulée, organisée, par un ensemble de règles qui constituent le niveau algorithmique.

Ainsi, le niveau algorithmique représente les règles qui permettent d’articuler le niveau implémentationnel afin d’atteindre l’objectif du système, caractérisé par le niveau computationnel.

Les 3 niveaux de Marr.

N'importe quel système neuronal ou cérébral peut être décrit avec ces 3 niveaux. Marr avait axé ses travaux sur les systèmes visuels et sur la mémoire. Et nous pouvons faire de même pour une structure, ou plutôt un ensemble de structures cérébrales, qu'on regroupe sous le terme de "cerveau social".

Les interactions sociales nécessitent un vaste ensemble de compétences cognitives dans lesquelles le cerveau humain s’est progressivement spécialisé. Elles se basent en premier lieu sur une bonne perception des informations sociales de l’environnement, comme l’expression du visage, la direction du regard et la voix de nos interlocuteurs. Une fois perçus, il faut pouvoir les interpréter correctement : savoir que des sourcils froncés peut marquer la colère, que cette colère peut s’expliquer par le fait que vous venez d’emboutir la voiture de votre interlocuteur, etc… Il faut enfin pouvoir produire des signaux adaptés en réponse, en fonction de notre état mental et de celui de nos interlocuteurs. Tout ce travail de perception, d’interprétation et de production, ainsi que les opérations cognitives qui les sous-tendent, sont réalisés au sein d’un vaste réseau cérébral, qu’on regroupe sous le terme de cerveau social. Les réseaux du cerveau social sont largement distribués au sein de notre cerveau, et incluent de nombreuses régions corticales comme le cortex préfrontal et cingulaire, l’insula et le sillon temporal supérieur, ou d’autres régions plus profondes comme l’amygdale.

Le cerveau social peut être d'un intérêt vital dans certaines situations !

Au niveau computationnel, on pourrait affirmer que le rôle du cerveau social est la mise en place de comportements pro-sociaux afin de favoriser la coopération, l'apprentissage par observation de ses congénères ou la compétition. Au niveau implémentationnel, on regroupe l'ensemble des aires cérébrales qui constituent le cerveau social, que nous venons d’évoquer.

Le niveau algorithmique contient lui l’ensemble des règles, des modèles, des processus cognitifs qui sont engagés lors des interactions sociales. C’est parfois des notions complexes a appréhender. Il s'agit de découvrir et d'expliquer les règles qui régissent le fonctionnement et la coordination de vastes ensemble de neurones et d'aires cérébrales... ce n'est pas simple ! Il ne s’agit pas ici de décrire à quoi ressemble le système, mais comment il fonctionne !

Comme nous le disions, l'approche de Marr permet d'envisager les problèmes et les questions que l'on se pose sous un angle différent, et parfois d'apporter des réponses innovantes. C'est le cas pour une question pour le moins vertigineuse qui intéresse nombre de scientifiques du cerveau social : les aires qui le composent, les mécanismes sur lesquels il repose, sont-elles spécifiques aux situations sociales ou dérivent elle de mécanismes et de régions cérébrales communes à d'autres fonctions cognitives ? Des régions cérébrales sont-elles spécifiquement dédiées aux interactions sociales ou notre cerveau recycle-t-il des régions cognitives pour nous aider à interagir ? Le cerveau social nous est-il seulement utile pendant les interactions sociales ?

L'approche de Marr appliquée au cerveau social.

Pour conclure à une spécificité sociale du « cerveau social », il faut pouvoir prouver cette spécificité au niveau implémentationnel et algorithmique ! En effet, on peut imaginer qu’il existe des aires cérébrales dédiées au interactions sociales, mais dont les réseaux de neurones qu’elles contiennent fonctionnent selon des règles générales partagées par d’autres réseaux neuronaux « non-sociaux ». Il faut aussi que le niveau implémentationnel et algorithmique soient cohérents avec le niveau computationnel : si on change l’objectif du système (par exemple, de coopérer au lieu de s’affronter), les niveaux implémentations et algorithmique doivent changer.

Une étude scientifique, publiée en 2020 par des chercheurs de l’université d’Oxford, répond précisément à nos questions.

Au niveau implémentationnel tout d’abord, nous pouvons chercher des réponses au sein d’une petite région enfouie profondément dans les profondeurs de notre cerveau : le cortex cingulaire antérieur. Elle se situe juste au dessus du corps calleux, un énorme câble neuronal qui connecte nos deux hémisphères cérébraux. Elle est très étudiée chez l’Homme mais aussi dans d’autres modèles animaux, comme le singe et la souris, si bien qu’il est relativement aisé et sûr d’extrapoler les données animales à l’Homme, et vice-versa.

 

Notre approche du fonctionnement du cortex cingulaire antérieur (en rouge, le cingulum) se situe au niveau implémentationnel.

Le cortex cingulaire antérieur, dans son ensemble, est impliqué dans un très grand nombre de tâches différentes, par exemple dans les mécanismes d’apprentissage et même dans ceux de notre conscience ! Il aurait aussi un rôle social, en particulier en situation de rejet et de « douleur » sociale. Ainsi, au premier abord, il ne semble pas du tout appartenir spécifiquement au cerveau social.

Sauf que si on y regarde de plus près, la réalité est plus complexe.

Chez le singe (comme chez l’Homme d’ailleurs), on est désormais capable d’enregistrer, à l’aide d’une très fine sonde, l’activité de milliers de neurones individuellement chez un sujet parfaitement réveillé (et vivant!). Ainsi, des chercheurs ont pu enregistrer l’activité de vastes ensembles neuronaux du cortex cingulaire antérieur de singes, dans diverses situations. On leur demandait, au cours de l’expérience, d’attribuer une récompense, soit à soi-même, soit à un autre signe, soit à personne. Certains neurones du cortex cingulaire antérieur s’activaient uniquement lorsque le signe s’attribuait lui-même la récompense, alors que d’autres s’activaient au contraire exclusivement lorsque le singe donnait ou recevait la récompense d’un partenaire. Ainsi, au niveau cellulaire (donc implémentationnel), on retrouve bien une certaine spécificité sociale au sein du cortex cingulaire antérieur.

Mais cette spécificité implémentationnelle peut se retrouver au-delà d’une simple aire cérébrale. On peut aussi la mettre en évidence au niveau de vastes réseaux cérébraux qui connectent des régions très éloignées de notre cerveau. L’amygdale, par exemple, n’apparaît pas au premier abord spécifique du tout du cerveau social. Il s’agit d’une région située derrière les oreilles, fortement impliquée dans les réactions émotionnelle -qui font partie intégrante des situations sociales, mais pas que. Et en effet, je ne connais pas d’étude qui montre une implication spécifique de l’amygdale dans un processus cognitif social, et uniquement social. Mais certaines connexions reliant l’amygdale à d’autre régions cérébrales, par exemple au cortex préfrontal et au cortex cingulaire antérieur (tient, tien, encore lui…) semblent au contraire uniquement activées dans les situations d’interactions sociales !

Ainsi, on retrouve une spécificité sociales au niveau implémentationnel, à la fois dans les neurones, les aires cérébrales et les réseaux neuronaux !

Mais qu’en est-il au niveau algorithmique ?

Il existe différents types d’apprentissage, dont l’un est appelé apprentissage par renforcement. Face à une situation donnée, le cerveau fait, sur la base des connaissances qu’il a accumulé sur le monde, des prédictions sur son dénouement. Sauf que ces prédictions, en particulier si l’individu n’a jamais été confronté à la situation présente, n’est jamais parfaite : il existe toujours une erreur de prédiction. Par exemple, si un enfant mange une petite baie rouge, il s’attend probablement à en tirer un plaisir significatif. Sa surprise (et donc son erreur de prédiction) n’en sera que plus grande lorsqu’il vomira quelques minutes plus tard ! Son erreur de prédiction aura été importante, de valence négative, et permettra de mettre à jour le modèle interne correspondant à cette situation. Si cette situation se présente à nouveau à lui, on a fort à parier qu’il ne tentera pas de manger ces baies rouges, pourtant si appétissantes.

Ce type d’apprentissage par renforcement existe bien sûr pour des évènements agréables : si ces baies rouges sont de délicieuses groseilles, alors le comportement initial de l’enfant sera renforcé, tout comme sa probabilité de recommencer à l’avenir.

Ce type de comportements peut être mis en équation, dans le cadre d’un champs de recherche particulièrement fécond actuellement, les neurosciences computationnelles. Ces équations sont constituées de plusieurs facteurs et plusieurs variables que l’on peut faire varier, dans le cadre d’un modèle mathématique plus ou moins complexe dont le but est de représenter le plus fidèlement possible la réalité.

Ce qui est particulièrement intéressant dans notre cas, c’est que l’apprentissage par renforcement, que nous avons décrit au dessus pour un individu isolé, peut exister en situation sociale : c’est ce qu’on appelle le renforcement par procuration. Pour reprendre l’exemple ci dessous, un enfant peut apprendre ou moduler son comportement en observant le renforcement (positif ou négatif) d’un autre enfant, qui goûterait aux petites baies rouges. Cette observation apparaît en fait assez intuitive : si un enfant observe un autre enfant vomir juste après avoir goûté ces baies, il n’ira pas en manger !

Le renforcement par procuration peut lui aussi être mis en équation, avec certains paramètres reflétant la position d’observateur de l’individu. Ce qui est passionnant dans notre cas, c’est qu’il semble que la modélisation de l’erreur de prédiction (c’est-à-dire de la surprise de l’enfant) soit similaire entre l’apprentissage par renforcement simple ou par procuration. Ainsi, la règle qui régit ce comportement (on est donc bien au niveau algorithmique) semble identique en situation sociale et en situation « neutre ».

Mais on peut aller encore plus loin.

En neurosciences, on peut étudier l’activité de certaines aires cérébrales dans plusieurs situations, pour ensuite les "soustraire"  afin de déterminer l’utilité de la région ciblée. C’est ce raisonnement qui était appliqué dans les études dont nous parlions juste avant : on met le singe dans une situation non sociale puis dans une situation sociale, on observe les différences d’activations cérébrales (ou neuronales) entre ces 2 situations pour en déduire les régions ou neurones spécialisés dans les opérations sociales.

Mais on peut aussi faire des corrélations entre l’activité mesurée de régions cérébrales spécifiques et différents paramètres d’équations modélisant un comportement ou un phénomène particulier. Cette première phrase peut paraître obscure, nous allons tenter de l’éclaircir dans le prochain paragraphe. Mais l’information capitale est qu’en cheminant ainsi, en raisonnant non plus en terme de contraste mais avec des équations, on passe du niveau implémentationnel au niveau algorithmique : on ne regarde pas dans quelle équation une aire cérébrale est impliquée, mais dans quel paramètre de l’équation. On peut observer non pas quelles régions sont activées dans une situation donnée, mais ce que représente cette activation, ce qu’elle encode dans le comportement observé.

Ainsi, on peut tenter de déterminer, par exemple, quelle région cérébrale « code » l’erreur de prédiction dont nous parlions plus haut. Là encore, les résultats sont passionnants : que ce soit en situation neutre ou en situation sociale, les mêmes régions semblent impliquées : le cortex préfrontal (ventro-médial) et le striatum ventral.

L'erreur de prédiction est codée au niveau du striatum (A) et du cortex préfrontal ventro-médian (B, numéro 11)

Ainsi, il existe des arguments en faveur d’une spécificité du cerveau social au niveau implémentationnel, mais pas nécessairement algorithmique. Cependant, ces conclusions peuvent rapidement devenir obsolètes, car les découvertes dans ce domaine sont quotidiennes. On peut aussi penser que certains processus, comme la théorie de l’esprit (la capacité de se représenter les états mentaux des autres), pourraient représenter de bons exemples de processus algorithmiques spécifiques des situations sociales.

L’approche de Marr appliquée au cerveau social est donc très pertinente. Mais elle peut aussi poser des questions pour le moins vertigineuses ! Par exemple, nous utilisons très souvent des modèles animaux pour étudier les mécanismes neuronaux et moléculaires qui sous-tendent les comportements sociaux. Ces derniers, appartenant au niveau implémentationnel, sont notablement différents, en particulier dans leur complexité. Il n’est donc pas exclu que les niveaux algorithmiques soient eux aussi différents entre espèces !

Les neurosciences computationnelles représentent un domaine nouveau et très prometteur pour mieux comprendre les comportements et le fonctionnement de notre cerveau. Si la question de la spécificité du cerveau social n’est pas encore tranchée, de nouvelles études nous permettront sans doute d’y voir plus clair !

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SOURCES :

- Lockwood PL, Apps MAJ, Chang SWC. Is There a 'Social' Brain? Implementations and Algorithms. Trends Cogn Sci. 2020 Oct;24(10):802-813. doi: 10.1016/j.tics.2020.06.011. Epub 2020 Jul 28. PMID: 32736965; PMCID: PMC7501252.

- Olsson A, Knapska E, Lindström B. The neural and computational systems of social learning. Nat Rev Neurosci. 2020 Apr;21(4):197-212. doi: 10.1038/s41583-020-0276-4. Epub 2020 Mar 12. PMID: 32221497.


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