Peut-on boire de l'alcool pendant la grossesse ?
En 1911, Henry Goddard reçoit dans
son institut une jeune femme de 20 ans, Emma Wolverton, qui souffre d’un retard
mental. L’étude de sa généalogie sera à l’origine d’un ouvrage tristement
célèbre, « La famille Kallikak », publié en 1912 et qui fait l’apologie
des idées eugénistes de l’époque. Goddard remontre 5 générations en amont
d’Emma, jusqu’à son arrière-arrière-arrière-grand-père, un respectable soldat
de la guerre d’indépendance américaine. Marié et originaire d’une famille
respectable, il eut une aventure avec une serveuse au cours du conflit. Décrite
comme « faible d’esprit », c’est-à-dire avec un retard mental, il eut
avec elle un enfant illégitime. Une fois revenu auprès de sa femme, il aurait eu d’autres enfants, légitimes et reconnus.
Goddard nota que toute la lignée
issue de la liaison avec la serveuse souffrait de retard mental, ou, dans ses
propres termes, « une faiblesse d’esprit », qui s’accompagnait d’une
morale douteuse et de délinquance marquée. Au contraire, tous les enfants et
petits-enfants issus du mariage officiel de ce soldat devinrent de brillants
chefs d’entreprise ou d’influents politiciens.
Goddard en déduisit que
l’intelligence et la « faiblesse d’esprit » était un trait génétique
héréditaire. Influencé par les thèses eugénistes de l’époque, il préconisa le
retrait de la société de ces individus et leur interdiction de procréer.
Ce livre aux conclusions odieuses
connu un grand succès au début du XXème siècle. Il est pourtant complètement
faux.
L’arbre généalogique dressé par
Goddard est en tout point inexact. C’est une invention de toute pièce. Dans les
véritables lignées, certains descendants de la fameuse serveuse se sont révélés
être de brillants professeurs, banquiers ou pilote de l’armée de l’air. De
plus, le diagnostic de « faiblesse d’esprit », au-delà d’être
particulièrement discriminatoire, est très réducteur.
En 1995, des médecins américains
entreprirent d’analyser sous un nouvel angle les données recueillies par
Goddard. Ils avaient été frappés par les photos des différents enfants, qui
illustraient « La famille Kallikak ». Ces enfants présentaient en
effet une déformation du visage assez caractéristique, qui associait un menton
atrophié, des lèvres très fines, une malformation des oreilles et des paupières,
ainsi qu’une absence de philtrum – ce petit bourrelet de peau présent juste
sous votre nez. Une anomalie très évocatrice de ce qu’on appelle aujourd’hui le
syndrome d’alcoolisation fœtale.
Ils divisèrent la cohorte de Goddard (qui allait au-delà de la famille Kallikak) selon le statut buveur de la mère. Les résultats montrent que les enfants provenant d’une mère alcoolique avaient deux fois plus de risque de mort périnatale ou de retard mental. Il est probable que l’alcoolisme de la mère au cours de la grossesse soit responsable des observations du docteur Goddard. Ce dernier avait bien noté une association entre la « faiblesse d’esprit » et l’alcoolisme, mais lui l’avait interprété, convaincu de ses théories eugénistes, que le premier engendrait le second et non l’inverse.
Et pourtant, les effets de l’alcool
sur le bébé au cours de la grossesse sont suspectés depuis bien longtemps. Les
premières mentions d’un risque pour le bébé en cas d’alcoolisation fœtales sont
retrouvées dans la Bible, dans le Livre des Juges :
« Il y avait un homme de
Soréa, du clan de Dane, nommé Manoah. Sa femme était stérile et n’avait pas eu
d’enfant. L’ange du Seigneur apparut à cette femme et lui dit : « Tu es stérile
et tu n’as pas eu d’enfant. Mais tu vas concevoir et enfanter un fils.
Désormais, fais bien attention : ne bois ni vin ni boisson forte, et ne mange
aucun aliment impur, car tu vas concevoir et enfanter un fils. »
Chez les carthaginois, il existait
une interdiction de consommer de l’alcool au cours de la nuit de noces. Aristote
et Platon y font aussi référence dans leur ouvrage. Leurs conceptions seront
ensuite reprises dans les différents traités de médecine les siècles suivants.
On retrouve plus tard des traces
intéressantes du syndrome d’alcoolisation fœtale dans l’œuvre de William
Hogarth, un peintre anglais du XIIXème siècle. A cette époque, le gouvernement
anglais assouplit les lois encadrant la distillation, aboutissant à une
augmentation massive de consommation de gin, en particulier dans les classes
sociales défavorisées. Hogarth peint alors deux tableaux, « Gin
lane » et « Beer street ». Si ces deux tableaux sont le plus
souvent interprétés comme une critique de la classe moyenne, se saoulant au
gin, en comparaison aux classes aisées buvant de la respectable bière, on peut
observer au premier plan de « Gin Street » une mère vraisemblablement
saoule tenant son bébé à bout de bras. On peut voir chez ce dernier un visage
assez particulier, avec des lèvres fines et sans philtrum, qui peut faire
penser à un syndrome d’alcoolisation fœtale.
Au même moment, en 1825, le collège
des médecins londoniens met en garde la Chambre de Communes contre la
consommation d’alcool qui engendrerait des enfants faibles et perturbés. Mais à
cette époque, on ne sait pas si cela est lié à une consommation maternelle,
paternelle, avant pendant ou après la grossesse.
Au cours du XIXème et du début du
XXème siècle, la Ligue de Tempérance, un mouvement luttant contre l’alcoolisme,
va permette d’importants progrès médicaux en finançant de nombreuses études
portant sur l’alcool au cours de la grossesse. En 1899, on découvre que la
mortalité périnatale est significativement augmentée chez les mères
alcooliques. L’année suivante, on montre que le placenta, l’organe permettant
les échanges entre la mère et le fœtus, ne filtre pas l’alcool : ainsi,
l’alcool absorbé par la mère est transmis directement au bébé ! Entre 1900
et 1920, de nombreuses études chez l’animal sont réalisées et montrent les
effets dévastateurs de l’alcool, tant sur la mère que sur le fœtus.
Cependant, ces progrès furent
stoppés net par la Prohibition, proclamée en 1920 aux Etats-Unis et qui ne fut
abolie qu’en 1933. Au cours de cette période, la vision sociétale de l’alcool
change et le milieu académique se désintéresse du sujet. Pire, certaines
anciennes études sont falsifiées pour valider les thèses eugénistes, populaires
à cette époque. C’est dans ce mouvement que s’inscrit « La famille
Kallikak » de Henry Goddard.
Les théories eugénistes se basent
sur les travaux de Darwin et Mendel et ont pour objectif « l’amélioration
de l’espèce humaine » en sélectionnant les individus les plus intelligents
(ou autre caractéristique en fonction de la sensibilité de l’auteur) en
favorisant leur reproduction (c’est l’eugénisme dit « positif »), ou en
éliminant les individus les plus déviants (l’eugénisme dit
« négatif »).
L’opprobre sur les effets de
l’alcool sur le fœtus se prolongera après l’abolissement de la Prohibition.
Cela sera renforcé par la pratique de l’obstétrique à ce moment-là. En effet,
non seulement l’alcool n’est pas considéré comme dangereux par les
obstétriciens, mais ces derniers l’administrent même par perfusion, utilisé
comme anesthésique, lors des accouchements prématurés !
Les années 1950 et 1960 vont
bouleverser l’exercice de la médecine dans le monde, et en particulier
l’intérêt scientifique sur les malformations fœtales. Les médecins observent
avec effroi les effets des radiations sur les bébés de Nagasaki et d’Hiroshima.
Quelques années plus tard, c’est le scandale du Thalidomide, un anti-nauséeux
couramment administré aux femmes enceintes malgré un risque de malformation
majeur, qui sera à l’origine du renouveau de la tératologie, ou étude des
malformations fœtales.
Ce mouvement ne s’intéressera pas
immédiatement à l’alcool. Il faudra attendre 1973 pour que deux médecins
américains (Jones et Smith) décrivent, chez 8 enfants, les effets de l’alcool
in utero. Ils décidèrent de ne pas accoler leurs patronymes pour nommer le
syndrome, et de sobrement l’intituler « syndrome d’alcoolisation
fœtal » afin de promouvoir la prévention des consommations chez la femme
enceinte.
Ils crurent être les premiers à
décrire ce syndrome. Cependant, les premières descriptions détaillées les
précèdent de presque 10 ans. Elles sont l’œuvre d’un médecin français, Paul
Lemoigne, qui avait étudié une cohorte de plus de 150 enfants atteints de ce
trouble. Cependant, son rapport, écrit en français et peu partagé, ne se
diffusera jamais au sein de la communauté médicale.
Les travaux de Jones et Smith démontrèrent
les effets terribles d’une consommation d’alcool sur le fœtus. Outre le risque
majoré d’accouchement prématuré et de mort périnatale, et les déformations
faciales, ils montrèrent une augmentation des malformations cardiaques ainsi
qu’un retard mental fréquent.
Quels effets sur le cerveau en développement ?
Le cerveau est un organe d’une
incroyable complexité, dont la formation débute dès les premières semaines de
grossesse. Le système nerveux ressemble alors à une vulgaire plaque, accolée
dans le dos de l’embryon, qui s’invaginera progressivement pour former un tube.
Plus tard, de petites vésicules se formeront à l’une des extrémités. Elles
formeront le futur cerveau. La partie tubulaire sera à l’origine de la moelle
épinière.
Mais le développement cérébral ne s’arrête pas
là. Les vésicules apparaissent tout juste, que déjà des cellules souches
spécialisées se divisent pour former les premiers neurones, qui commencent un
long voyage à travers le cerveau pour trouver la place qui leur est attribuée.
Une fois les neurones arrivés à bon port, ils commencent à discuter avec leurs
voisins. Les plus proches, tout d’abord, puis ceux plus éloignés. Ces
communications, permises au niveau de zones de contact appelées synapses, se
mettent en place à partir de la deuxième moitié de la grossesse et leur
formation ne se termine que plusieurs années plus tard.
La formation du cerveau et la création des réseaux de neurones représentent des processus finement régulés. Ils aboutissent à la formation d’une structure incroyablement complexe, le cerveau adulte. De nombreux événements et substances peuvent perturber ce développement cérébral et aboutir à diverses pathologies.
Comme nous l’évoquions plus haut,
l’alcool n’est pas freiné par la barrière placentaire, et passe donc librement de
la circulation sanguine maternelle au fœtus, dans lequel il peut même
s’accumuler. En effet, ses propres systèmes de détoxification sanguine, en
particulier au niveau du foie, ne sont pas encore fonctionnels et il faut donc
attendre que l’alcool repasse dans la circulation sanguine maternelle pour
pouvoir être éliminé. Le cerveau fœtal se retrouve donc directement et
rapidement en contact avec l’alcool que sa mère consomme.
Les dernières décennies de
recherche ont permis d’élucider les mécanismes pathologiques associés au
syndrome d’alcoolisation fœtale. Les conséquences d’une consommation d’alcool
peuvent dépendre de nombreux facteurs, comme la quantité absorbée, le terme de
la grossesse et les différentes régions cérébrales, qui ont des sensibilités
différentes.
L’alcool est très neurotoxique,
c’est-à-dire qu’il provoque la mort de certains neurones. C’est
particulièrement le cas en début et en fin de grossesse, pendant lesquels
l’alcool déclenche le processus de suicide cellulaire, ou apoptose, chez de
nombreux neurones. En fin de grossesse, un tel processus est normal et
fréquemment observé. Cependant, l’ingestion d’alcool à ce moment augmente
considérablement la proportion des neurones passant l’arme à gauche ! Cet
effet pro-suicide proviendrait d’une stimulation par l’alcool des récepteurs
GABA et l’inhibition des récepteurs au glutamate, deux neurotransmetteurs (des
molécules permettant aux neurones de communiquer au niveau des synapses)
important dans le fonctionnement cérébral.
Mais l’alcool perturbe aussi
l’action de facteurs de croissance, des molécules censées favoriser la
prolifération des cellules –en particulier ici celles à l’origine des neurones.
Cet effet, particulièrement important en début de grossesse, aboutit à une diminution
des nouveaux neurones produits.
L’alcool interfère aussi avec les
processus de migration neuronale, en interférant avec les cellules-guides ou
avec les prises utilisées par les neurones pour avancer (les diverses molécules
du milieu extracellulaire). Les neurones deviennent ainsi moins mobiles et
peuvent être envoyés au mauvais endroit !
Enfin, quand bien même notre pauvre
neurone a pu avoir la chance d’être créé par sa cellule souche, qu’il ne s’est
pas suicidé, et qu’il a pu atteindre la bonne destination, l’alcool peut
perturber son installation et sa prise de contact avec ses voisins. En effet,
l’alcool déstabilise la mise en place des synapses qui, même lorsqu’elles
existent, peuvent être déformées et dysfonctionnelles.
L’ensemble de ces perturbations
aboutissent à la mise en place de réseaux neuronaux anormaux dont le
fonctionnement est désordonné. Cette désorganisation peut être visualisée au
cours d’examen d’imagerie cérébrale, comme l’IRM. Ces études ont pu mettre en
évidence un cerveau plus petit que la normale, avec une atrophie plus marquée
de certaines structures profondes comme l’hippocampe, une région cérébrale
essentielle à notre mémoire.
L’anomalie cérébrale la plus
caractéristique du syndrome d’alcoolisation fœtale concerne le corps calleux,
sorte de gros câble reliant les deux hémisphères cérébraux et permettant leur
communication. Les fœtus exposés à l’alcool ont souvent un corps calleux
déformé et dysfonctionnel, pouvant même aller jusqu’à son absence totale !
L’altération du corps calleux à des conséquences importantes dans la vie de ces
enfants, et pourrait être responsable de leurs difficultés sur le plan moteur
et intellectuel.
La taille du cervelet, situé sous
les deux hémisphères cérébraux, pourrait elle aussi être diminuée, en rapport
avec les difficultés d’apprentissage et d’attention, mais aussi avec la
coordination fines des mouvements, en particulier des mains, dans laquelle le
cervelet à un rôle important.
Toutes ces anomalies ont un
retentissement important sur le fonctionnement du cerveau. Les enfants exposés
à l’alcool in utero sont plus à risque de déficience intellectuelle. Certains
estiment une perte de 7 point de QI par verre quotidien consommé pendant la
grossesse. Le syndrome d’alcoolisation fœtale est aussi associé à de gros
troubles du langage et de la mémoire. La lecture est difficile, tout comme les
maths, indépendamment du retard mental. Les interactions sociales peuvent aussi
être altérées, et aboutir à un syndrome autistique. Enfin, ces enfants peuvent
avoir des problèmes d’impulsivité et des troubles du comportement, ce qui peut
avoir des répercussions significatives, par exemple sur le plan judiciaire. La
gravité de beaucoup de symptômes psychiatriques est proportionnelle à
l’intensité des malformations du visage.
Les tableaux cliniques secondaires
à une alcoolisation fœtale peuvent très hétérogènes. Finalement, assez peu de
patients présentent l’ensemble des symptômes, si bien qu’on a défini, outre le
prototypique Syndrome d’alcoolisation fœtale, le spectre du trouble
d’alcoolisation fœtale, qui regroupe toutes les situations, toutes les
présentations cliniques incomplètes reliées à une exposition à de l’alcool in
utero. C’est une situation similaire à celle de l’autisme : désormais,
l’autisme prototypique tel que décrit par Kanner dans les années 1940 ne
correspond à qu’à une minorité des situations inclues dans le trouble du
spectre de l’autisme.
Il faudra attendre 1977 pour que la
FDA, l’agence de santé américaine, publie ses premières recommandations, qui limitent
alors la consommation à deux verres par jours ! Désormais, la règle est
claire : pendant la grossesse, c’est abstinence complète !
SOURCES :
- https://en.wikipedia.org/wiki/The_Kallikak_Family
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_H._Goddard
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Exposition_pr%C3%A9natale_%C3%A0_l%27alcool
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Ligue_de_temp%C3%A9rance
- https://www.aelf.org/bible/Jg/13
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Prohibition#%C3%89tats-Unis
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