De quoi Edgar A. Poe est-il mort ?
Le 3 octobre 1849, dans une taverne
de Baltimore, aux Etats-unis, Joseph Walker envoie en urgence un message au
docteur Snodgrass :
Cher Monsieur, il y a un monsieur,
plutôt dans un mauvais état, qui répond au nom d'Edgar A. Poe, et qui paraît
dans une grande détresse et qui dit être connu de vous, et je vous assure qu'il
a besoin de votre aide immédiate. Vôtre, en toute hâte, Jos. W. Walker.
Rapidement, le médecin arrive sur
place, accompagné de l’oncle du pauvre patient. Il évalue l’état clinique d’Edgar
Poe, et conclue à une ivresse alcoolique importante. Il fait installer Poe dans
une chambre de la taverne pour qu’il y soit surveillé, le temps de dégriser.
Cependant, l’oncle de Poe
s’inquiète et insiste pour que son neveu soit transféré à l’hôpital. Là-bas, il
est installé dans le service des patients alcoolique. Il reste inconscient de
longues heures, avant de rependre connaissance le lendemain, dans la nuit.
Il est alors extrêmement anxieux et
agité. Il tremble de tout son corps et transpire abondamment. Il est
manifestement très délirant, parle aux murs de sa chambre, est très
probablement halluciné. Dans la journée qui suit, le docteur Moran, qui
s’occupe de lui, craint même qu’il soit victime d’une crise d’épilepsie.
Son état ne s’améliore pas dans les
heures et les jours qui suivent. Edgar Allan Poe reste toujours aussi délirant,
sans qu’aucune parole n’arrive à le tempérer. Ce n’est que dans la nuit du 6 au
7 octobre qu’il s’apaise enfin. Il meurt dans les heures qui suivent.
Edgar Allan Poe est l’un des grands
auteurs américains du 19ème siècle. Il eut une vie tumultueuse,
miséreuse et funeste. Sa mort reste aujourd’hui entourée de mystères, que de
nombreux psychiatres, médecins et historiens ont tenté d’éclaircir. Mais de
quoi Edgar Allan Poe est-il mort ?
La vie d’Allan Poe a été rythmée
par des tragédies [3]. Abandonné par son père quelques mois après sa naissance,
sa mère décède de la tuberculose devant ses yeux alors qu’il n’a pas encore 3
ans. Séparé de son frère et de sa sœur, il est adopté par une riche famille
américaine, les Allan. Il reste très isolé lors de ses études, et commence très
tôt à boire. Sa mère adoptive, à qui il tenait tant, meure elle aussi de la
tuberculose.
Il se marrie en 1836 à sa cousine,
Virginia Clemm, qui n’a alors que 13 ans. Mais celle-ci, dont il était très
amoureux, décède une dizaine d’année plus tard, à nouveau de la tuberculose. Il apparaît probable que tous ces deuils tragiques aient sérieusement affecté la
santé mentale de l’auteur, qui aurait souffert de dépression tout au long de sa
vie, comme peut en témoigner la noirceur de ses écrits.
Edgar Allan Poe (1809-1849) et sa femme, Virginia Clemn (1822-1847) |
C’est ainsi que plusieurs auteurs
ont supposé que Poe s’était en réalité suicidé. On retrouve chez l’auteur
américain un grand nombre de facteur de risque de suicide : les multiples
deuils qui ont marqué sa vie, l’isolement social et les difficultés financières
qui étaient très importantes en 1849, l’alcoolisme dont il souffrait, mais peut
être et surtout… une première tentative de suicide un an auparavant, en 1848.
Il n’est pas certain que
l’ingestion d’alcool et de laudanum, un antalgique associant de l’opium à de
l’alcool très utilisé à l’époque, avait alors pour but de se donner la mort. La mise
en danger n’était peut-être pas volontaire, et on ne peut donc pas être certain
du caractère suicidaire de ce passage à l’acte. Cependant, si c’est le cas, il
s’agit d’un argument important dans l’hypothèse suicidaire du son décès. En
effet, un antécédent de tentative de suicide est un facteur de risque majeur de nouveau passage à l’acte. Après une tentative de suicide avortée,
1.6% des survivant mourront par suicide dans l’année, en près de 4% dans les 5
ans.
Plusieurs scientifiques ont tenté
d’estimer le risque (ou dans notre cas, la probabilité) de suicide chez Edgar
Allan Poe au cours de sa vie et en particulier lors de sa dernière année. Ils
ont pour cela analysé un grand nombre d’écrits de l’auteur, que ce soit ses
poèmes et nouvelles, mais aussi sa correspondance avec sa famille, qui
reflètent certainement mieux l’évolution de sa santé mentale. On s’exprime en
effet différemment en fonction de notre état d’esprit, et on sait désormais
identifier des « marqueurs » de dépression ou de contexte suicidaire
dans le discours des patients. Par exemple, les patients dépressifs et
suicidaires expriment plus fréquemment la première personne du singulier
(« je ») au détriment de la première personne du pluriel
(« nous »). Bien entendu, ces marqueurs ne sont pas spécifiques, mais
ils peuvent nous apporter des indices sur l’état d’esprit d’Edgar Allan Poe les
semaines et les mois précédant sa mort.
L’une des équipes, après avoir élaboré
un score de dépression à partir de ces analyses automatisées (qui reposent sur
du machine learning), a trouvé que celui-ci était à son apogée les semaines
précédant sa mort, en particulier dans une lettre écrite en juillet 1849
adressé à la mère de sa défunte femme [1]. Cependant, d’autres travaux, se
basant sur d’autres algorithmes, ont échoué à trouver une telle dégradation [2].
Quand bien même l’intensité de la
dépression d’Edgar Poe était à son apogée au cours de ses dernières semaines de
vie, cela ne peut pas valider l’hypothèse du suicide. Dans ce que nous
connaissons des circonstances de sa mort, il n’existe pas d’argument franc en
faveur d’un tel passage à l’acte.
Lorsqu’il a été retrouvé au fond de
la taverne de Baltimore, Edgar Poe ne portait pas ses vêtements habituels. Bien
qu’il soit relativement pauvre, il était généralement habillé d’un costume en
laine noir. Or, le 3 octobre, c’est habillé de haillons qu’il a été découvert,
sans argent et sans papiers. Certains ont donc imaginé qu’il avait pu être volé
et agressé. Le contexte à Baltimore était en effet propice à de telles
exactions : les élections du shérif étaient en cours, et de nombreuses agressions
étaient rapportées ces jours-ci.
On peut imaginer qu’une hémorragie
cérébrale, secondaire à un traumatisme crânien, ait pu engendrer certains
symptômes, comme la crise d’épilepsie. En effet, un saignement à l’intérieur du
tissu cérébral ou entre le cerveau et la boite crânienne peut comprimer le
cerveau et en perturber le fonctionnement, pouvant aboutir à une excitabilité neuronale
anormale et une crise d’épilepsie –ce dont Poe aurait souffert la veille de sa
mort. Cependant, même si les rapports médicaux sont très succincts, ils ne font
à aucun moment allusion à des blessures, ecchymoses, fractures qui pourraient
suspecter une telle agression. On n’est même pas sûr de la véracité de la crise
d’épilepsie qu’aurait vécu Poe la veille de sa mort : le docteur Moran a
pu évoquer une révulsion des orbites et un tremblement des membres, mais
uniquement dans un article publié plus de 30 ans après la mort de l’écrivain.
C’est sans compter sur la fiabilité
de ce fameux docteur Moran, qui rapporta plusieurs versions de l’évènement et
qui arrangea probablement la vérité à sa convenance, sans doute rattrapé par un
élan dramaturge.
De nombreuses autres origines ont
été suspectées pour expliquer la mort de Poe. Certains avancent une syphilis ou
une tuberculose cérébrale, ou même la rage ! Il n’existe cependant pas
d’argument en faveur d’une infection à ce moment-là : Poe n’avait pas de
fièvre, ni d’aquaphobie (une aversion à l’eau, que l’on rencontre classiquement
dans les infections au virus de la rage).
Les élections de Baltimore ont pu
interférer d’une autre manière avec la vie (et la mort) d’Edgar Allan Poe. En
effet, il se pratiquait à cette époque le « copping », une technique
de fraude électorale qui consistait à droguer un passant à coup d’alcool, puis
éventuellement à le battre, afin qu’il accepte de voter (et pourquoi pas à
plusieurs reprises, sous plusieurs identités) pour un candidat désigné. Or, un
médecin aurait diagnostiqué à Poe une maladie cardiaque l’année précédente.
Certains spécialistes ont donc spéculé que le cœur du malheureux n’aurait pas
supporté un tel cocktail, et que Poe aurait succombé à un copping… un petit peu
trop agressif.
Enfin, certains scientifiques expliquent
la mort de Poe par une complication d’un sevrage trop brutal en alcool, le
délirium tremens.
Edgar Allan Poe a une longue
histoire commune avec l’alcool. Son père était connu pour être alcoolique, tout
comme son frère. Edgar, lui, a commencé à boire à 17 ans, alors qu’il étudie à
l’université de Virginie. Ses camarades rapportent qu’il peut alors boire de
grandes quantités, sans particulièrement en chercher un plaisir quelconque. Les
témoignages sont hétérogènes sur le sujet, mais il est probable que Poe ait
consommé de façon régulière de l’alcool à certains moments de sa vie,
entrecoupée de périodes d’abstinence. En particulier, sa consommation augmenta
considérablement à la mort de sa femme, en 1848, comme il le rapporte lui-même
dans l’une de ses lettres :
« Je suis devenu fou, je
perdais la raison. Pendant ces périodes d’inconscience totale, je buvais ;
Dieu seul sait combien de fois et en quelle quantité. »
Il apparaît donc que la dernière
année de sa vie, Poe a vraisemblablement consommé beaucoup d’alcool, ce qui
pourrait d’une part avoir aggravé son humeur dépressive (l’alcool étant
fortement dépressogène quand il est consommé régulièrement) et favorisé un
possible passage à l’acte suicidaire (dû à l’effet désinhibant de l’alcool,
favorisant les actes impulsifs).
Une origine alcoolique de la mort
de poète est celle privilégiée par les médecins et l’époque et par la presse.
Elle est aussi soutenue de nos jours par plusieurs études. Ainsi, selon
certains médecins, Poe aurait été retrouvé saoul dans la taverne, et aurait
dégrisé lors des premières heures de sa prise en charge, la journée du 3
octobre. Mais un simple coma éthylique (aussi dangereux soit-il) n’explique pas
son état de profonde agitation au matin du 4 octobre.
L’état de grande agitation,
sous-tendue par des idées délirantes et des hallucinations, est en revanche très
évocateur d’un délirium tremens, un trouble neurologique très grave lié à un
sevrage brutal en alcool.
L’alcool, consommé de façon
régulière et prolongée, a un effet puissant et destructeur sur notre cerveau. Son
effet immédiat est principalement médiée par la stimulation du principal
neurotransmetteur inhibiteur du cerveau, le GABA. C’est cette action qui
provoque la désinhibition lors de l’ivresse. L’alcool pourrait, en miroir,
inhiber le grand neurotransmetteur excitateur, le glutamate.
Le bon fonctionnement de notre
cerveau repose sur un juste équilibre des forces inhibitrices, représentées par
le GABA, et des forces excitatrices, qui repose principalement sur le système
glutamatergique. Le cerveau cherche à maintenir cet équilibre pour maintenir un
fonctionnement optimal.
Le fonctionnement cérébral repose sur un équilibre (A) des forces inhibitrices, médiées par un neurotransmetteur appelé GABA (C) et des forces excitatrices, sous-tendues par le glutamate (B). |
Une consommation chronique d’alcool
peut déstabiliser cette balance, en ajoutant du poids du côté inhibiteur et en
en retirant du côté excitateur. Le cerveau va donc chercher à rétablir
l’équilibre, en diminuant sa fonction GABAergique et en majorant son activité
glutamatergique. En pratique, cela se traduit par une diminution du nombre et
de la sensibilité des récepteurs au GABA, et au contraire une augmentation du
nombre et de la sensibilité des récepteurs au glutamate. Ces adaptations
permettent au cerveau de maintenir l’équilibre de la balance
excitation/inhibition.
Cependant, lors d’un sevrage
alcoolique brutal, cet équilibre est de nouveau rompu. Le poids du GABA diminue
alors que celui du glutamate augmente : il en résulte un état
d’hyperexcitabilité neuronale, qui peut expliquer plusieurs symptômes du
sevrage, comme les hallucinations et l’anxiété.
Cette hyperexcitabilité peut avoir
des répercussions gravissimes sur le cerveau du patient. D’une part, elle peut
engendrer des crises d’épilepsie, qui peuvent mettre en danger la vie du
patient si elles évoluent vers un état de mal épileptique. D’autre part, elle
peut contribuer à la destruction de certains neurones. En effet, une
sur-stimulation de ces derniers peut être toxique et provoquer leur
destruction, un phénomène appelé excitotoxicité.
Certains symptômes du sevrage
peuvent aussi être expliqués par un manque de dopamine, le principal
neurotransmetteur responsable de la mise en place d’une addiction. Un sevrage
en alcool aboutit à une diminution des taux de dopamine cérébraux, à l’origine
d’une anxiété et d’un inconfort important.
La mortalité du délirium tremens,
lorsqu’il n’est pas pris en charge, est estimée à 35%. Edgar Poe n’avait
malheureusement pas accès aux traitements que nous avons aujourd’hui, et qui
fonctionnent bien. Ces traitements reposent
principalement sur l’administration de benzodiazépines, des molécules
anxiolytiques (c’est-à-dire qui diminuent l’angoisse) dont l’action
pharmacologique mime en partie celle de l’alcool : elle stimule les
récepteurs au GABA, et permettent ainsi de rétablir l’équilibre de la balance.
Il faut aussi être vigilant sur les possibles complications et problèmes
associés au delirium tremens, en particulier la déshydratation, très fréquente,
et les différentes carences en vitamines qui peuvent avoir de graves
répercussions sur le cerveau (ces carences étant favorisées par une
consommation d’alcool chronique).
Comme toujours, il faut rester
critique, que ce soit sur les hypothèses scientifiques des mécanismes cérébraux
du délirium tremens, qui ne sont qu’imparfaitement compris, et encore plus
concernant la mort d’Edgar Allan Poe. Par exemple, concernant ses consommations
d’alcool supposées, la fin de sa vie a aussi marqué son engagement dans la
ligue de tempérance, un mouvement qui s’opposait à la consommation d’alcool.
Certains membres de ce mouvement rapportaient ne jamais avoir vu Poe consommer
au cours de l’année 1849. L’origine alcoolique de la mort du poète n’est donc
pas certaine elle aussi.
Il est probable que nous ne
sachions jamais la cause exacte de la mort d’Edgar Allan Poe, malgré les
trésors d’ingéniosité, d’algorithmes et d’intelligence artificielle pour
éclairer les derniers jours du poète.
SOURCES :
-
[2]
Dean, Hannah J., and Ryan L. Boyd. "Deep into that darkness peering: a
computational analysis of the role of depression in Edgar Allan Poe's life and
death." Journal of affective disorders 266 (2020): 482-491.
-
[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Death_of_Edgar_Allan_Poe
-
Jesse, Sarah, et al. "Alcohol withdrawal
syndrome: mechanisms, manifestations, and management." Acta Neurologica
Scandinavica 135.1 (2017): 4-16.
-
Giammarco,
Erica. "Edgar Allan Poe: A psychological profile." Personality and
individual differences 54.1 (2013): 3-6.
-
Patterson,
Robert. "Once upon a midnight dreary: the life and addictions of Edgar
Allan Poe." CMAJ: Canadian Medical Association Journal 147.8 (1992): 1246.
-
Francis,
Roger A. "The Final Days of Edgar Allan Poe: Clues to an Old Mystery Using
21st Century Medical Science." OMEGA-Journal of Death and Dying 60.2
(2010): 165-173.
-
Fazel
S, Runeson B. Suicide. N Engl J Med. 2020 Jan 16;382(3):266-274. doi:
10.1056/NEJMra1902944.
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