La thérapie des schémas
Dans cette série d’articles, qui s’enrichira progressivement, je vous propose une revue synthétique et brève d’une notion ou d’une théorie psychologique ou psychiatrique. L’objectif est de résumer une théorie, de la façon la plus claire possible, en moins de 2000 mots. Ainsi, des notions complexes seront nécessairement simplifiées et l’article n’est pas destiné à l’exhaustivité. Il sera aussi difficile de critiquer les notions présentées, quand bien même ces critiques sont nécessaires. Ces articles peuvent en revanche représenter un tremplin pour découvrir plus en détails les sujets que nous aborderons, et aussi un point de départ de discussions quant au défauts (systématiques) de ces théories.
0
Au cours des années 1980, le psychologue américain Jeffrey Young doit se rendre à l’évidence : les thérapies cognitivo-comportementales (TCC), un domaine qu’il connait et maitrise très bien (il a été formé par Aaron Beck, l'un des fondateurs des TCC) restent inefficaces chez certains de ses patients, en particuliers ceux qui souffrent de troubles de la personnalité.
La personnalité d’un individu caractérise son fonctionnement psychologique global, relativement stable dans le temps. Il s’agit d’une sorte de « signature psychologique », qui se reconnait dans la façon de percevoir le monde, d’interagir avec les autres ou de gérer ses pensées ou ses émotions. La personnalité d’un individu se construit pendant l’enfance et l’adolescence, puis reste globalement stable à l’âge adulte. Elle peut cependant varier sensiblement au gré des expériences de vie. Dans certaines conditions, le fonctionnement global d’un individu peut être biaisé ou anormal, et aboutir à une souffrance psychique importante : on parle alors de trouble de la personnalité.
Ce sont ces troubles qui résistent tant bien que mal aux traitements du Docteur Young ! Ce dernier va donc chercher à modifier ses pratiques, mais aussi toute son approche théorique des troubles de la personnalité, pour aider au mieux ses patients. Ce travail aboutira à ce qui constitue aujourd’hui une pierre angulaire majeure dans la prise en charge de ces troubles : la thérapie des schémas.
Les TCC définissent un schéma comme un principe organisateur dont le but est d’expliquer les expériences vécues par un individu. Il s’agit, pour le dire plus simplement, d’une façon de percevoir le monde ou d’interagir. Selon Young, un schéma est constitué d’émotions, de pensées (des cognitions), de souvenirs et de sensations corporelles.
Le modèle proposé par Young repose sur une notion centrale : la personnalité anormale que l’on observe chez l’adulte provient de la mise en place de schémas au cours de la petite enfance, qu’il appelle les schémas précoces inadaptés.
Le petit enfant a des besoins affectifs fondamentaux qui doivent nécessairement être comblés, comme la sécurité, l’attention, l’autonomie, la liberté d’exprimer ses émotions ou ses besoins, mais aussi des besoins de limites. Lorsque ces besoins sont comblés, l’enfant se développera normalement sur le plan psychologique. La genèse des schémas précoces inadaptés repose sur des expériences de vie négatives dans la petite enfance, pouvant entraîner une carence affective.
Par exemple, un enfant maltraité par un parent pourra développer un schéma de Méfiance/Abus. Le climat très délétère dans lequel il va se développer pourra le marquer à vie. Devenu adulte, il s’attendra systématiquement à ce que les autres personnes le maltraitent, l’humilient ou profitent de lui. Il se sentira constamment défavorisé par rapport aux autres et percevra toujours la souffrance infligée comme intentionnelle. On imagine bien qu’un tel schéma peut être extrêmement handicapant et source d’une souffrance importante.
Ces expériences de vie négatives précoces vont profondément influencer la manière de voir le monde et les interactions du petit enfant. Ils pourront perdurer jusqu’à l’âge adulte (sauf si l’enfant est pris en charge ou extrait de son milieu de vie délétère) et être responsables d’une souffrance importante. Le schéma s’intègre dans le fonctionnement d’un individu presque par endoctrinement !
Pour autant, un schéma fait partie intégrante de la personnalité du patient, et bien qu’il puisse provoquer une douleur insoutenable, il correspond à ce qui lui est familier, il représente sa vision du monde avec qui il est à l’aise, sa « zone de confort » -même si le confort en question est très précaire. Il est donc très difficile pour un patient de lutter contre ses schémas : cela correspond à remettre en cause une partie de soi-même, de déconstruire une partie de sa personnalité, de sa réalité, pour la reconstruire différemment.
La thérapie des schémas peut utiliser un vocabulaire très guerrier au cours des séances de thérapie. Le patient, aidé du thérapeute, fait littéralement la guerre au schéma, qui lutte pour sa survie ! Ce vocabulaire est important. En effet, comme nous le disions plus haut, le schéma correspond à un trait de personnalité du patient, dans lequel il se reconnait : on dit qu’il est ego-syntonique. Et c’est justement l’un des freins à la TCC concernant les troubles de la personnalité. Les TCC sont très efficaces pour les symptômes ego-dystoniques, comme l’anxiété ou la dépression, mais sont beaucoup moins efficientes quand il s’agit des symptômes ego-syntoniques.
Il est très important de noter que si les schémas contiennent des pensées, des souvenirs et des émotions, ils ne sont pas caractérisés par les comportements qu’ils peuvent engendrer. Ces comportements appartiennent à ce que Young appelle les styles d’adaptation dysfonctionnels, qui peuvent varier au cours du temps ou en fonction des situations dans lesquelles se trouve le patient. Il existe 3 styles d’adaptation dysfonctionnels, qui contribuent à maintenir le schéma « en vie ». D’une part, un patient peut se soumettre à son schéma : ils acceptent que ce dernier est une vérité absolue, et répète sans le vouloir, inconsciemment, au cours de leur vie les expériences qui les ont traumatisés étant petit. Ils se lieront à un partenaire maltraitant, distant ou agressif, qui confirmeront en retour la véracité du schéma : c’est un vrai cercle vicieux qui se met en place !
Mais un patient peut aussi éviter son schéma. Ainsi, certaines personnes qui ont pu, étant petites, être soumises à un environnement très instable et qui n’ont pas pu avoir des liens d’attachement suffisant avec leurs parents peuvent développer un schéma d’Abandon, ce qui les rendent particulièrement sensibles au rejet et anxieuses par rapport à leurs relations sociales. Pour éviter cette souffrance, ils peuvent refuser toute relation et s’isoler des autres. Mais cet évitement peut aussi conduire à des comportements dangereux : par exemple, ils peuvent s’alcooliser pour fuir le sentiment de vide insupportable qu’ils peuvent ressentir lorsqu’ils se sentent rejeté.
Enfin, certains patients peuvent compenser leur schéma. Par exemple, un enfant qui a été l’objet de nombreuses et injustes critiques de ses parents pourra développer un schéma d’Imperfection : devenu adulte, il se dévalorisera facilement, sera très sensible à la critique et se sentira constamment inférieur aux autres. Un compensateur développera un comportement complètement opposé : il critiquera les autres tout en cherchant la perfection dans son travail ou dans ses relations. On pourrait penser que cette compensation est bénéfique pour le patient. Cependant, ce dernier « dépasse » souvent sa cible et met en place une réponse qui est, comme dans notre exemple, très peu adaptée au long court. De plus, une telle attitude ne lutte pas contre le schéma, mais au contraire le renforce.
Il faut bien avoir en tête que ces styles d’adaptation sont inconscients. Ils ne relèvent pas d’un choix de l’individu, et c’est toujours pour éviter une souffrance insupportable liée au schéma qu’ils se mettent en place. Il faut aussi noter que si ces styles d’adaptation sont dysfonctionnels ou inadaptés chez notre patient adulte, ils étaient au contraire tout à fait adaptés lors de l’enfance : c’est ce qui leur a permis de survivre ! Se soumettre à son schéma d’Abandon permet de s’accrocher aux seules relations qu’on a alors à sa disposition. Quand bien même ces relations sont toxiques ou instables, ils correspondent au seul moyen de survie du petit enfant… Éviter ou compenser un schéma peut être l’unique moyen d’échapper à la souffrance terrible liée à la situation actuelle…
La prise en charge en thérapie des schémas repose sur plusieurs grandes phases, qui peuvent s’intriquer dans certaines situations. Elle débute tout d’abord par une phase de diagnostic : le thérapeute cherche à identifier les schémas précoces inadaptés et à en comprendre les origines infantiles. Il travaille en collaboration avec le patient, en lui expliquant ce que sont les schémas et d’où ils proviennent. Au cours de cette phase de diagnostic, le thérapeute utilise plusieurs échelles validées, qui permettent d’évaluer rapidement l’ensemble des schémas potentiels. Cette phase aboutit à une conceptualisation par le patient de son propre fonctionnement psychique, caractérisé par ses schémas.
Ensuite, le thérapeute utilisera des techniques cognitives, émotionnelles puis comportementales afin de modifier les schémas et de permettre leur guérison. Les techniques cognitives correspondent grossièrement au procès du schéma : le thérapeute et le patient représentent le procureur et les parties civiles du tribunal, dont le but est de répertorier l’ensemble des informations qui permettent de discréditer le schéma. Ce n’est pas chose facile car, comme nous l’avons dit plus haut, cela nécessite de remettre en cause certaines des croyances les plus solides du patient…
Mais combattre et comprendre le schéma sur le plan cognitif n’est pas suffisant. Il faut ressentir l’émotion associée au schéma et aux souffrances qu’il engendre. Il faut comprendre aussi au niveau « émotionnel ». Pour cela, le thérapeute peut utiliser des techniques d’imagerie ou de dialogue, au cours desquelles les patients relient l’émotion actuelle liée à l’activation du schéma, à l’émotion qu’ils ont ressentie lorsqu’ils étaient petits. En imagerie, ils s’opposent à leur parent violent, abuseur ou négligent. Ce jeu de rôle mental est très important dans la thérapie.
Enfin, la tâche finale (et cible de la thérapie des schéma) est de modifier les comportements des patients dans la vie réelle. Le but de cette étape est de construire des réponses comportementales (dans les interactions sociales, dans les choix de vie...) plus adaptées et ne reposant pas sur les schémas. Pour cela, le thérapeute et le patient peuvent s’entraîner en séance, par imagerie mentale ou en jeux de rôle réel, avant de se confronter au monde extérieur.
Cependant, cette thérapie des schémas a aussi pu montrer ses limites, en particulier dans la prise en charge des patients borderline. Ces derniers intègrent dans leur fonctionnement la plupart des schémas, si bien qu’il est extrêmement difficile de les manipuler tous en parallèle en séance. C’est pour aider ces patients que Young a développé une approche complémentaire (qui s’est en fait rapidement intégrée à sa première théorie), centrée non plus sur les schémas, mais sur les modes.
Un mode est un ensemble de schéma ou de styles d’adaptation qui sont actifs à un moment donné chez un individu. Un schéma représente un trait de personnalité, qui peut être plus ou moins « activé » en fonction des circonstances. Par exemple, un schéma d’Abandon peut être latent et s’activer fortement dans certaines situations -lors d’une rupture amoureuse par exemple.
Il existe deux grands types de modes, ceux rattachés à l’enfance et ceux rattachés à l’âge adulte. Les modes de l’enfant sont innés et s’expriment naturellement chez tous les enfants. C’est leur persistance à l’âge adulte qui les rendent dysfonctionnels. Il existe par exemple un mode Enfant Coléreux, qui se manifeste par la colère du petit enfant dont les besoins immédiats ne sont pas comblés. Il existe surtout un mode Enfant Vulnérable, celui qui a été abandonné, maltraité ou critiqué, et qui représente le mode central, responsable de la souffrance des patients souffrant de troubles de la personnalité.
Il existe aussi un mode Parent Punitif, associé aux schémas de Punition ou d’Imperfection, et dont l’origine est l’internalisation du personnage parental par le petit enfant. Dans ce mode, le patient devient son propre parent et se traite de la même façon que ses parents l’avait traité lorsqu’il était petit. Le patient qui oscille entre le mode Enfant Vulnérable et Parent Punitif peut donc tout à la fois être l’enfant maltraité et le parent maltraitant !
Un mode peut aussi être caractérisé par des styles d’adaptation, et non pas forcément par des schémas. C’est le cas par exemple du mode Protecteur Détaché, définit par un style d’adaptation évitant, grâce auquel le patient se coupe du monde et ses émotions pour se protéger de la souffrance que cela peut leur infliger. Chez l’enfant, il s’agit d’un refuge qui leur permet d’éviter des souffrances insupportables. Mais en perdurant à l’âge adulte, ce refuge devient une prison : le Protecteur Détaché permet certes de se couper de la souffrance, mais aussi de sa véritable personnalité et de relations authentiques avec les autres.
Il existe enfin un mode Adulte Sain, qui correspond au mode de fonctionnement d’un adulte normal, dans trouble de la personnalité.
Les buts d’une thérapie des schémas centrée sur les modes sont globalement de rassurer l’Enfant Vulnérable, d’aider l’Enfant Coléreux à exprimer sa colère et lui fixer des limites, de rassurer le Protecteur Détaché pour pouvoir accéder aux émotions, de combattre et vaincre le Parent Punitif, et renforcer l’Adulte Sain.
Enfin, la relation thérapeutique est au cœur de la thérapie des schémas. Elle représente un antidote (partiel mais puissant) contre les schémas et les modes dysfonctionnels. Au sein de celle-ci, le thérapeute pourra réconforter l’Enfant Vulnérable et servir d’exemple en tant qu’Adulte Sain. Mais le thérapeute a aussi un rôle de confrontation des schémas avec la réalité, et de remise en cause des croyances du patient.
La thérapie des schémas se définit comme très intégrative. Si elle appartient principalement au spectre des TCC, elle intègre des notions de Gestalt-thérapie, de la thérapie centrée sur l’émotion, et même de psychanalyse ! Elle représente une approche particulièrement intéressante dans l’accompagnement des troubles de personnalité.
2172
SOURCES :
- Young, Jeffrey E., Marjorie E. Weishaar, and Janet S. Klosko. La thérapie des schémas: approche cognitive des troubles de la personnalité. De Boeck Supérieur, 2017.
CREDITS PHOTOS :
Image par mohamed Hassan de Pixabay
Image par Clker-Free-Vector-Images de Pixabay