UN CERVEAU QUI SE TRANSFORME EN VERRE ?!



En 1900, un ingénieur italien découvrit dans son jardin, en contrebas du Vésuve, les restes de 73 personnes. L’épaisse couche de pierres volcaniques sont lesquelles ils étaient enfouis suppose qu’il s’agit d’un groupe de Pompéiens qui, incapables de fuir par la mer, sont mort lors de la terrible éruption du Vésuve en 79 ap J.C., qui détruisit les villages de Pompéi et d’Herculanum.

Parmi ces 73 dépouilles, un squelette, correspondant à un homme d’environs 50 ans, fut retrouvé à l’écart du groupe. On retrouva sur lui de nombreux bijoux, des insignes d’officier de marine, ainsi qu’un glaive richement orné. Malgré l’enthousiasme des chercheurs, le crâne fut vendu et rangé au fond d’un placard d’un musée romain, avant de tomber dans l’oubli…

En l’an 79, probablement au début de l’automne, le Vésuve fait des siennes : après être resté inactif pendant des décennies, le volcan se réveille. Un épais nuage de cendres s’élève dans le ciel, et bientôt retombe sur les villages alentours. Salvia Rectina, paniquée, demande alors de l’aide à l’un de ses amis, Pline l’Ancien, qui stationne avec sa flotte (il est alors préfet de la Marine romaine) de l’autre côté de la baie de Naples. Aussitôt, il arme quelques navires et, poussé par la curiosité scientifique autant que son courage, part aider les habitants menacés. Il accoste sur la plage de Stabie, une petite ville située entre Pompéi et Herculanum. La situation est terrible : il fait nuit en plein jour, et une pluie de cendres et de pierres ponces d’abat sur la ville. Après s’être reposé chez un ami, le constat est sans appel : il faut partir, et vite ! Pline atteint difficilement la plage, suffoquant. Il mourra finalement face à la mer et à ses navires.

Panache de fumée lors de l'éruption du Vésuve en 79 ap. J.C.
Pline l'Ancien aurait accosté à Stabiae pour secourir ses proches.


Si la dépouille retrouvée en 1900 suscite autant d’enthousiasme, c’est parce que certains archéologues pensent qu’il pourrait s’agir de celle du grand Pline l’Ancien. Cette découverte est cependant encore sujette à beaucoup de controverses, et il est bien présomptueux d’affirmer avec certitude l’identité de ce pauvre homme.

Plus récemment, une nouvelle découverte sur les flancs du Vésuve fit parler. Dans un article du prestigieux New England Journal Of Medicine, des chercheurs relatent la découverte d’un cerveau… vitrifié. Un cerveau qui, sous l’effet de la chaleur intense d’une nuée ardente, puis d’un refroidissement tout aussi rapide, se serait transformé en verre. Un exemple unique de transformation chimique, que l’on retrouve uniquement lors des grands bombardements de la ville de Dresde, pendant la seconde guerre mondiale. Surpris dans son sommeil par la nuée ardente causée par l’éruption et la chaleur intense associée (plus de 500°C!), les organes (dont le cerveau) du jeune romain auraient bouilli, faisant exploser son crâne. Tous les archéologues n’adhèrent cependant pas à cette théorie, certains affirmant qu’il serait plutôt mort par asphyxie.

Si le phénomène de vitrification du cerveau est un phénomène si rare, quels sont les autres mécanismes chimiques qui aboutissent à la décomposition du cerveau ? Des cerveaux encore plus vieux peuvent-ils avoir échappé aux ravages du temps ? Quelles informations peut-on en tirer ? C’est ce que je vous propose de voir maintenant !

Guerre civile espagnole


Le 18 juillet 1936, le général espagnol Francisco Franco prend le pouvoir par un coup d’état. La révolte des Républicains contre le dictateur plonge le pays dans une guerre civile pendant laquelle des milliers d’assassinats furent perpétrés, et les dépouilles jetées secrètement dans d’immenses fosses communes, à l’écart des villes. Près d’un million de personnes, pour la plupart civiles, moururent exécutées. Encore aujourd’hui, beaucoup d’Espagnols ne savent pas ce qu’il est advenu d’un de leurs proches …

Plusieurs fosses communes ont été découvertes ces dernières décennies, et des analyses permettent parfois d’identifier les cadavres. C’est dans l’une de ces fosses qu’une cinquantaine de cerveaux particulièrement bien conservés a été découvert depuis 2010. L’étude de ces encéphales a été d’autant plus intrigante qu’ils semblaient avoir subit une saponification, réaction chimique qui a transformé ces cerveaux… en savon.

La réaction de saponification consiste en l’hydrolyse d’un ester en alcool et en carboxylate (il me reste encore de vagues souvenir des TP au lycée!). Lors de la décomposition d’un corps, cette réaction peut survenir et former de l’adipocire (substance grisâtre ressemblant au toucher à du savon humide). Elle a été décrite pour la première fois par Fourcroy en 1790, lors de l’évacuation du cimetière des Innocents à Paris.


Ce cimetière, qui existait depuis des siècles, s’était peu à peu transformé en véritable charnier. Il s’y entassait tellement de cadavres que le niveau du sol dépassait de près de deux mètres celui de la rue, et qu’en 1776, il provoqua un éboulement de cadavres dans la cave d’un commerçant adjacent. Décision fut prise de fermer le cimetière, et de transférer les restes dans d’anciennes carrières, creusées dans les profondeurs de la capitale : les catacombes. C’est à cette occasion qu’Antoine François Fourcroy, médecin et chimiste, décrit pour la première fois cette substance qui semble se former principalement au niveau du cœur, du foie et du cerveau.

Dans le corps humain, la saponification se réalise principalement au sein des tissus graisseux. Elle est donc plus fréquente chez les cadavres de personnes obèses, ainsi que chez les femmes et les enfants (dont la proportion de tissus graisseux est en moyenne plus important que chez l’homme adulte). Les triglycérides de l’organisme, en milieu basique, se transforment en acides gras saturés. Cette réaction est très intéressante car une fois enclenchée, elle limite considérablement les processus de putréfaction (autrement dit, la dégradation des tissus par digestion bactérienne).

Réaction de saponification. L'ester peut être un triglycéride et l'ion carboxylate obtenu correspond aux acides gras.


Une analyse chimique des cerveaux espagnols a montré une concentration importante en acides gras saturés, affirmant donc la réaction de saponification. Cette réaction n’est pas étonnante en soit quand on sait que le tissu cérébral est essentiellement lipidique ! En effet, la plupart de nos neurones sont enveloppés dans une épaisse gaine de myéline, de nature quasi-exclusivement lipidique, pour accélérer la transmission des influx nerveux. Cette teneur très importante de notre cerveau en graisses a d’ailleurs des répercussions importantes sur le fonctionnement du cerveau. Je pense en particulier aux fumeurs de cannabis, chez lesquels le THC, une substance extrêmement lipophile, va donc persister (et agir !) plusieurs semaines sur leur cerveau.

Si les cerveaux espagnols paraissaient extrêmement bien conservés à première vue, la suite de leur analyse fut plutôt décevante. On retrouva dans plusieurs cerveaux des balles de fusil (la plupart des victimes ayant été fusillées). L’un des cerveaux présentait des marques d’hémorragies cérébrales ante-mortem, signalant un probable traumatisme crânien important avant l’exécution. Les analyses au microscope ne retrouvèrent pas de neurones conservés mais seulement des reliquats de gaines de myéline. Les analyses ADN ne donnèrent malheureusement rien, pour ces victimes dont nous ne connaissons toujours pas l’identité.

La saponification de ces cerveaux aurait été favorisée par l’environnement humide, sans oxygène ainsi que par le sol alcalin dans lequel les corps avaient été enterrés. Mais elle semble être aussi favorisée, de façon surprenante, par certaines bactéries dites anaérobies (c’est-à-dire qui savent fonctionner sans oxygène). Les organes se conservent bien plus longtemps puisque cette réaction empêche la putréfaction. Cependant, la plupart des éléments chimiques sont instables, et finissent à terme par se dégrader. On peut mesurer cette vitesse de dégradation en mesurant le temps de demi-vie, c’est-à-dire le temps nécessaire à la dégradation de la moitié de l’échantillon. Pour les acides gras issus de la saponification des tissus lipidiques, elle est estimée à une petite centaine d’année. On peut donc imaginer qu’en l’espace de quelques siècles, le cerveau saponifié aura été dégradé. C’est dire la rareté de la découverte dont nous allons parler maintenant.

Quittons l’Espagne et voyageons jusqu’au pays des crêpes et du caramel, des hermines et des Bigoudènes : la Bretagne.



C’est à Quimper, en 1999, que des archéologues ont découvert les restes d’un enfant de 18 mois, probablement mort d’une hémorragie cérébrale. Délicatement positionné dans son cercueil, un oreiller sous sa tête, il reposait ici depuis plus de 700 ans. A l’intérieur du crâne, les chercheurs eurent la surprise de découvrir un cerveau (plus précisément un demi-cerveau, l’hémisphère gauche) remarquablement conservé. Malgré l’absence de cervelet et de tronc cérébral, les structures encéphaliques (et particulièrement les sillons corticaux) étaient bien reconnaissables. La plupart des structures internes avaient disparu, mais des reliquats de faisceaux de substance blanche (où se situent les gaines de myéline) était bien identifiables, ainsi que les vaisseaux sanguins et quelques neurones.

Plus important encore, les analyses chimiques réalisées sur le tissu cérébral retrouvaient une importante concentration d’acides gras saturés, signes d’une saponification passée. L’hydrolyse des triglycérides et autres esters cérébraux expliquaient encore une fois la remarquable conservation des tissus, bien aidé par l’humidité et la salinité ambiante (après tout, on était en Bretagne!).

Tout n’est-il que savon ?


Dès lors, un grand nombre de cerveaux bien conservés furent étiquetés « saponifiés ». Mais nous allons voir que la réalité est bien plus complexe.

En 2003, l’Université de York entreprit la construction d’un nouveau bâtiment sur son campus. Avant le début des travaux, des fouilles archéologiques furent débutées sur le site prévu. En 2008, un crâne fut découvert accompagné de deux vertèbres, au fond de ce qui était un canal d’irrigation des champs alentours. Les traces de fractures sur le crâne et la profonde entaille sur une vertèbre ne laissaient que peu de doute : le pauvre avait du mourir assommé, avant d’être égorgé et jeté dans un fossé. Cette scène macabre aurait pris place il y a 2 500 ans…

C’est dire la surprise des archéologues quand ils découvrirent, mélangés à la terre accumulée dans le crâne, quelques fragments encore identifiables du cerveau !

Au microscope, les scientifiques ne trouvèrent aucune trace de neurones, et étaient incapables de discerner le cortex de la substance blanche. Ils purent en revanche observer, à l’instar des cerveaux dont nous parlions plus haut, des reliquats de gaines de myéline qui avaient résisté l’épreuve du temps. L’absence de cellule pouvait être expliquée par le phénomène d’autolyse, qui consiste en l’auto-digestion des cellules après la mort de l’individu. En effet, les cellules possèdent certaines enzymes capables de digérer les protéines, ADN et autres organites présents. Leur activité est essentielle mais après la mort, sa dérégulation entraîne l’auto-destruction cellulaire. Il s’agit d’un phénomène général, similaire à la putréfaction à la différence près qu’il s’agit dans ce dernier cas d’une destruction due à des bactéries extérieures aux cellules.

Le fait le plus remarquable demeure que les analyses chimiques n’ont mis en évidence que des traces minimes d’acides gras saturés. Autrement dit, aucune saponification n’a eu lieu pour expliquer une aussi bonne conservation. Dès lors, par quel mécanisme l’expliquer ?

Les scientifiques avancent une hypothèse intéressante. Si, dans certaines conditions, la saponification peut survenir sur le cadavre, cette réaction n’est pas le seul moyen qu’ont les organes pour échapper à la putréfaction. Il semblerait qu’une inhumation très rapide, voire même concomitante de la mort, associée à un milieu humide et privé d’oxygène, bloque significativement les processus de putréfaction. La découverte de plusieurs squelettes lors de la construction du canal de Ziehl, en 1970 en Suisse, en est un bon exemple. En l’an 1 ap. J.C., un pont que traversaient une vingtaine de personnes s’était écroulé à cause d’un torrent de boue, et toutes les victimes avaient été ensevelies vivantes. Près de 2000 ans plus tard, tous les squelettes présentaient des fragments cérébraux très bien conservés, sans que l’on sache malheureusement s’ils avaient subi une saponification. Les circonstances de la mort et de l’enterrement semblent donc tout autant essentielles que les caractéristiques de l’environnement dans lequel repose le cadavre.

Il est de plus extrêmement improbable que la saponification puisse expliquer la remarquable conservation des cerveaux de certaines momies, égyptiennes ou incas. En effet, leur préservation dans un environnement très sec ne présente aucune condition favorable à cette réaction chimique.

Pour résumer, nous avons abordé dans cet article 4 grandes réactions que le cerveau est susceptible de subir après la mort de son propriétaire :
- L’autolyse, ou auto-digestion des cellules du corps, qui est un phénomène commun à l’ensemble des cellules, y compris celles du système nerveux central ;
- La putréfaction, ou la destruction de l’organisme par les bactéries environnantes ;
- La saponification, ou hydrolyse des lipides présents en abondance dans le cerveau, qui est plus rare que ce que l’on pourrait croire ;
- La vitrification, phénomène exceptionnel et controversé.
La composition chimique du cerveau change drastiquement après la mort, du fait de ces différents phénomènes. Même si l'aspect macroscopique peut être bien conservé, le tissus cérébral ne ressemble que vaguement à ce qu'il a pu être de son vivant. Enfin, ces 4 réactions ne sont pas exclusives. L’ensemble des cerveaux dont nous avons parlé a subi une part d’autolyse et de putréfaction, expliquant qu'on ne retrouve que certains fragments plusieurs siècles ou millénaires plus tard.  



SOURCES :
- [1] : Petrone, Pierpaolo, et al. "Heat-Induced Brain Vitrification from the Vesuvius Eruption in ce 79." New England Journal of Medicine 382.4 (2020): 383-384.

- [3] : Fernando, Serrulla, et al. "Saponified brains of the Spanish Civil War." Taphonomy of Human Remains: Forensic Analysis of the Dead and the Depositional Environment: Forensic Analysis of the Dead and the Depositional Environment (2017): 429-437.

- [4] : Papageorgopoulou, Christina, et al. "Preservation of cell structures in a medieval infant brain: a paleohistological, paleogenetic, radiological and physico-chemical study." NeuroImage 50.3 (2010): 893-901.

- [5] : O’Connor, Sonia, et al. "Exceptional preservation of a prehistoric human brain from Heslington, Yorkshire, UK." Journal of Archaeological Science 38.7 (2011): 1641-1654.

- [6] : Pilleri, G., and H. Schwab. "Morphological structures in 2100-year old celtic brains." (1970): 701-702.

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