QU'EST CE QU'UN NEUROLEPTIQUE ?
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Henri Laborit (1914-1995) |
Au début des années 50, un chirurgien de la Marine
Française, Henri Laborit, expérimente de nouveaux traitements anesthésiques
lors de ses opérations.
Il cherche en particulier à minimiser le stress biologique
que constitue l’opération en misant notamment sur les antihistaminiques, sur
lesquels il travaille en collaboration avec le laboratoire Rhône-Poulenc.
Depuis le début du siècle et la mise en évidence du rôle de l’histamine dans le
choc anaphylactique, un certain nombre d’antihistaminiques ont déjà été
développés.
C’est dans ce contexte qu’en 1950 Laborit utilisa, tout
d’abord sur des cochons d’Inde puis sur de vrais patients un nouvel
antihistaminique, le prométhazine, qui ne possède au final aucun effet significatif
sur l’état de choc post-opératoire.
En revanche, Laborit et son équipe remarquèrent que la
nouvelle molécule potentialisait fortement l’action des anesthésiques utilisés,
au point qu’il était possible d’en diminuer fortement les doses. De plus, il
remarqua qu’avant l’opération ses patients semblaient bien plus détendus,
presque détachés de la réalité.
Fort de ce constat, il demanda à Rhône-Poulenc une molécule
analogue capable de reproduire cet étrange effet. Le laboratoire lui fournit
alors un autre antihistaminique, synthétisé quelques mois plus tôt par
Carpentier, qui avait justement été abandonné à l’époque par la firme devant un
effet antihistaminique peu marqué et un effet sédatif trop important.
La chlorpromazine.
Les chirurgiens l’utilisèrent dans des « cocktails
lytiques » permettant d’opérer leurs patients tout en permettant une
meilleure récupération post-opératoire. Utilisés seuls, ils s’aperçurent, à
l’instar de la prométhazine, que la chlorpromazine induisait à nouveau cet état
d’indifférence.
Ils contactèrent 2 équipes de psychiatres, l’une basée à
l’hôpital du Val-de-Grâce –où Laborit travaillait- et l’autre à l’hôpital Sainte
Anne, afin de tester l’effet de la chlorpromazine sur leurs malades.
Le premier cas rapporté fut celui d’un ouvrier de 57 ans,
hospitalisé au Val-de-Grâce après avoir clamé son amour pour la liberté dans
les cafés et dans la rue, en portant un gros pot de fleur et en insultant
méthodiquement les passants -véridique.
Des symptômes que l’on pourrait qualifier de psychotiques et
qui peuvent s’intégrer dans un trouble psychiatrique bien connu : la
schizophrénie.
Le jour même de l’administration de la chlorpromazine, le
patient devint plus calme. Après une semaine de traitement il était amical
envers les psychiatres ; un mois plus tard il avait un comportement tout à
fait normal.
La chlorpromazine devenait ainsi le premier antipsychotique
–même si, à l’époque, il était plutôt considéré comme un
« tranquillisant » et appliqué à tous les cas d’agitation, chez des
patients psychotiques ou non. Il allait transformer radicalement les asiles et
hôpitaux psychiatriques. Il est désormais possible de communiquer avec des
malades autrefois inaccessibles à une quelconque thérapie. Les patients en
crise se calment. Les cris cessent.
Une véritable révolution thérapeutique. De nos jours, les
antipsychotiques constituent le traitement de choix des troubles psychotiques
dont la schizophrénie, mais aussi certains type de dépression ou de trouble
bipolaire.
Très vite, bien aidé par la publicité appuyée du psychiatre
Pierre Deniker qui sillonne les hôpitaux européens pour promouvoir son
antipsychotique, la chlorpromazine se répandit et de nouvelles molécules furent
synthétisées. En l’espace de 15 ans, ce fut près de 40 nouveaux médicaments de
ce type qui furent commercialisées un peu partout dans le monde.
Très rapidement, dès 1954 –soit 2 ans à peine après la
commercialisation de la chlorpromazine-, les médecins s’inquiétèrent d’un effet
indésirable notable. Plus du tiers de leurs patients développait en effet des
symptômes évocateurs de la maladie de Parkinson, que l’on regroupe sous le
nom de syndrome parkinsonien –ou de manière plus générale, un syndrome
extrapyramidal.
La chlorpromazine devenait non seulement un antipsychotique,
mais un neuroleptique –littéralement, « qui affaibli les nerfs ». Ainsi,
ces deux termes que l’on entend couramment aujourd’hui ont exactement le même
sens et désignent les même médicaments ! Un neuroleptique est un
antipsychotique et vice versa.
Cependant, ces symptômes pour la plupart disparaissent
lorsque l’on diminue les doses. De plus, à l’époque, la majorité des médecins
et biologistes pensent que ces symptômes et l’effet antipsychotique résultent
du même mécanisme pharmacologique et sont donc indissociables. La théorie d’alors
affirmait « pas d’effet antipsychotique sans effet parkinsonien ». On
accepte donc fatalement cet effet indésirable et on y voit même un marqueur de
réponse thérapeutique.
Petit à petit, l’intérêt des chercheurs et des firmes
pharmaceutiques s’estompèrent et plus aucun antipsychotique ne fut développé
entre 1975 et 1990.
Quand l’atypique devient bénéfique
Au cours des années 60, des scientifiques allemands et
suisses cherchaient, comme beaucoup, la synthèse de nouveaux antipsychotiques à
partir de dérivés de la chlorpromazine. C’est ainsi qu’ils découvrirent la
clozapine, qui possèdent des effets antipsychotiques comparables à ses aînés
tout en limitant drastiquement les effets indésirables parkinsoniens.
La clozapine fut brièvement mise sur le marché avant d’être
rapidement retirée du fait d’une sombre querelle judicaire et de la description
d’une toxicité hématologique grave chez certains patients. Au cours de cette
courte période d’utilisation, la clozapine ne convaincu pas les psychiatres
devant de moins bons résultats sur certains symptômes psychotiques. Il faudra
attendre 1990 pour que son usage soit autorisé aux Etats-Unis, sous couvert de
contrôles sanguins réguliers.
La mise sur le marché de la clozapine ouvrit la porte à un
nouveau champs de recherche : il était ainsi possible d’avoir des
antipsychotiques efficaces sans syndrome parkinsonien associé ! Très vite,
de nouvelles molécules furent synthétisées.
Cette nouvelle génération d’antipsychotiques fut baptisée
« atypique » car, contrairement à ses prédécesseurs, ils
n’induisaient pas de syndrome parkinsonien. De plus, ces nouvelles molécules
semblent bien plus efficaces sur certains symptômes schizophrènes -les symptômes
dits négatifs- et sont capables d’agir sur des malades jusqu’ici résistants aux
antipsychotiques classiques.
Pour comprendre ces effets, nous devons plonger à l’échelle
de la cellule afin d’observer l’action des antipsychotiques sur les neurones.
Ce n’est qu’une décennie après la première utilisation chez
l’Homme que le mécanisme d’action de la chlorpromazine et autres
antipsychotiques est élucidé. En 1963, on découvre que la chlorpromazine bloque
les récepteurs de certains neurotransmetteurs, des molécules permettant la
communication entre les neurones. C’est en 1967 que l’on découvre que le
neurotransmetteur touché correspond à la dopamine.
On le sait aujourd’hui, l’effet thérapeutique des
antipsychotiques résulte du blocage des récepteurs dopaminergiques d’un
sous-groupe de neurones qui modulent l’activité d’une région cérébrale
impliquée dans le traitement des émotions, le noyau accumbens. La voie
mésolimbique qu’ils forment fonctionne en excès dans la schizophrénie, et le
blocage de la transmission dopaminergique permet donc de rétablir l’équilibre.
Le seul problème, c’est que les neurones à dopamine
n’existent pas uniquement à cet endroit-là dans le cerveau. Les
antipsychotiques vont interférer avec l’ensemble de la transmission
dopaminergique cérébrale, expliquant un certain nombre d’effets secondaires.
En particulier, il existe un grand nombre de neurones à
dopamine prenant naissance dans la substance noire du tronc cérébral –une structure
située juste à la base du cerveau- et se projetant vers le striatum. Ces
neurones, lorsqu’ils sont sélectivement détruits, provoquent la maladie de
Parkinson. Et c’est justement le blocage de la transmission dopaminergique à ce
niveau qui explique les syndromes parkinsoniens engendrés par les
antipsychotiques de 1ère génération !
Au contraire de ceux-ci, les antipsychotiques atypiques n’entrainent
pas ou peu d’effets indésirables types parkinsoniens. L’explication a longtemps
été et est toujours sujet à controverse. Une première hypothèse avance que
c’est une action non seulement sur la dopamine, mais aussi sur la sérotonine
–un autre neurotransmetteur- qui caractérise les antipsychotiques atypiques.
Cependant, un certain nombre d’antipsychotiques de 1ère génération
ont eux aussi une activité forte sur la sérotonine sans que cela ne les empêche
de provoquer des syndromes parkinsoniens.
Une autre hypothèse affirme que la réduction des effets
indésirables chez les antipsychotiques atypiques résulterait d’une différence
d’action sur le récepteur à la dopamine. Alors que les antipsychotiques de 1ère
génération bloqueraient purement et simplement le récepteur, les atypiques le
moduleraient avec plus de finesse. De plus, il semble que les antipsychotiques
atypiques soient plus sélectifs de la voie mésolimbique en épargnant les
neurones à dopamine de la substance noire.
Mais pourquoi un antipsychotique est-il
antipsychotique ?
Les antipsychotiques –qu’ils soient typiques ou non- sont
largement utilisés aujourd’hui dans le traitement des troubles psychotiques, et
en particulier de la schizophrénie. De nombreuses études ont montré une
augmentation anormale de la dopamine dans le cerveau des individus
schizophrènes. Mais comment faire le lien entre le vécu subjectif du délire
psychotique, les anomalies biologiques mises en évidence chez ces individus, et
l’action thérapeutique des antipsychotiques ?
En connaissant l’implication de la dopamine dans les
phénomènes de motivation, Shitij Kapur, l’un des grands spécialistes mondiaux
des antipsychotiques, avance une hypothèse originale.
La dopamine, par le biais de la voie mésolimbique, serait
fortement impliquée dans l’attribution d’une valeur attractive ou répulsive aux
stimuli extérieurs que perçoit notre cerveau. C’est de cette manière que nous
ne percevons pas un gros gâteau au chocolat de façon neutre mais qu’il
s’accompagne d’une envie de le manger –enfin, pour moi !- et qu’un plat
d’escargots au contraire vous (me) rebute. La dopamine serait essentielle dans
le positionnement de ces perceptions sur une échelle qui va de la répulsion à
l’attraction.
Chez les individus schizophrènes, ce processus d’attribution
de valeur serait défaillant. D’une part, il attribuerait un intérêt trop fort à
certaines perceptions ou certaines interprétation : en résulteraient les
idées délirantes dont certaines se basent sur des interprétations erronées de
la réalité. D’autres part, l’attribution anormale d’intérêt au stimuli internes
–perceptions internes, souvenirs…- seraient à l’origines des hallucinations
intrapsychiques.
Les antipsychotiques, en bloquant la transmission
dopaminergique, freineraient ce processus d’attribution anormal. Ainsi, ils
n’agiraient pas sur l’origine de l’idées délirante ou de l’hallucination, mais
simplement sur le mécanisme cérébral qui lui attribue son importance. Cette
hypothèse semble validée par le ressenti des patients, qui décrivent au début
de leur traitement antipsychotique non pas une disparition des idées délirantes
et hallucinations, mais un intérêt moindre qui leur est porté.
Cependant, nous utilisons constamment ce processus d’attribution qui nous est très
précieux : c’est lui qui nous guide dans nos actions et dans nos choix. L’inhiber
avec des antipsychotiques permet certes d’agir avec une grande efficacité sur
les symptômes de la schizophrénie, mais parfois en contrepartie d’une inertie anormale.
Les antipsychotiques, dont la découverte résulte du hasard
autant que de l’intelligence de Laborit et ses collègues, sont aujourd’hui la
meilleure arme des psychiatres dans le traitement des troubles psychotiques, et
en particulier de la schizophrénie. Leur action est principalement médiée par
l’inhibition de la transmission dopaminergique dans le cerveau. C’est
aujourd’hui notre seul levier biologique contre ce trouble qui touche près de
1% de la population.
Un effort est donc nécessaire afin d’agrandir l’arsenal
thérapeutique. Les symptômes psychotiques sont extrêmement variés et reposent,
nous le savons, sur des mécanismes et des neurotransmetteurs différents dans le
cerveau. Par exemple dans la schizophrénie, si les antipsychotiques agissent
avec succès sur les idées délirantes et les hallucinations, leur efficacité sur
les autres symptômes, tels les déficits cognitifs, le retrait social ou la
fragmentation de la pensée, est bien moindre. Fort heureusement, c’est sur ces
problèmes que peuvent agir les thérapies cognitivo-comportementales qui sont
systématiquement associées au traitement pharmaceutique.
Il faudra que les nouveaux traitements que nous
développerons, à l’instar des TCC, prennent en compte le caractère
multidimensionnel de la maladie.
SOURCES :
- Kapur, S., & Mamo, D. (2003). Half a
century of antipsychotics and still a central role for dopamine D 2 receptors. Progress
in Neuro-Psychopharmacology and Biological Psychiatry, 27(7),
1081-1090.
- Shen, W. W. (1999). A history of
antipsychotic drug development. Comprehensive psychiatry, 40(6),
407-414.
- Référentiel de psychiatrie et addictologie
2ème édition, Presses universitaires François-Rabelais, 2016
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