L'INCEPTION EST ELLE POSSIBLE ? (Partie 2)
Bien que leur cerveau contienne moins d’un million de
neurones (le nôtre en possède près de 100 milliards), l’abeille est un insecte
doté de capacités cognitives extraordinaires. En particulier, ses capacités de
mémorisation et d’orientation spatiale sont très développées.
On a longtemps cru que l’orientation spatiale des abeilles
était très rudimentaire. La théorie dominante voulait qu’elle repose sur de
simples associations entre les repères du paysage et des commandes
motrices : « Quand je vois le gros arbre penché à l’horizon, alors
mon aile droite bat plus fort ». A une succession de repères sur le chemin
entre la ruche et la fleur à butiner correspondait donc une séquence de
commandes motrices.
Cependant, des travaux sont venus contester cette théorie au
début des années 2000. Ils allaient révéler que l’orientation spatiale des
abeilles reposait sur des processus bien plus complexes : de véritables
cartes cérébrales de leur environnement sont créées dans leur cerveau. Une
expérience pionnière permis de mettre en évidence ce processus cognitif
complexe chez les abeilles : si on les capturait sur leur lieu de
butinage, et qu’on les déplaçait un petit peu plus loin avant de les relâcher,
elles étaient tout de même capable de retourner jusqu’à leur ruche.
Elles en auraient été incapables selon l’ancienne
théorie !
Plus récemment, le vol des abeilles et leur orientation furent
étudiés grâce à de minuscules émetteurs radar fixés sur leur dos. Il fut ainsi
mis en évidence que non seulement les abeilles étaient capables d’établir de
nouveaux chemins entre leur ruche et la zone de butinage, mais qu’en plus elles
étaient capables de choisir de voler vers l’un ou vers l’autre !
Cette mémoire très performante nécessite un bon sommeil : lorsque des chercheurs s’amusent à perturber le sommeil des abeilles, celles-ci développent des troubles mnésiques qui touchent non pas l’acquisition du souvenir en lui-même (qui se fait pendant le vol), mais la consolidation de la trace mnésique (c’est-à-dire du souvenir) au cours de la nuit de repos.
Chez l’Homme, l’orientation spatiale repose en grande partie
sur des neurones très particuliers : les cellules de lieu. Ces neurones sont situés au niveau des hippocampes
cérébraux, des structures profondes qui jouent un rôle essentiel dans la
mémoire et la navigation spatiales. Ils codent une information
essentielle : où suis-je actuellement ? A chaque cellule de lieu
correspond un emplacement précis.
Le meilleur exemple pour appréhender ce que sont ces
cellules de lieu est cette vidéo, que je vous présentais déjà dans un article
précédent. Ici, chaque point correspond à la décharge d’une cellule de lieu,
différenciées par les couleurs. Comme vous pouvez le remarquer, il existe chez
cette souris un neurone de lieu spécifique à chaque endroit de la cage qu’elle
explore : le neurone 1 correspond par exemple au coin inférieur droit de
la cage.
A chaque nouvel endroit que la souris explore, de nouveaux neurones dans son hippocampe se pressent de l’encoder. On peut ainsi voir sur l’enregistrement le parcours en pointillé de la souris à l’intérieur de sa cage ou d’un labyrinthe par exemple.
Mais les cellules de lieu ne donnent pas seulement une
information sur la localisation actuelle de la souris. Ce n’est pas pour rien
qu’elles sont présentes dans l’hippocampe : elles interviennent aussi (et
surtout) dans la mémoire spatiale.
Il est en effet très important pour la souris de se souvenir
des lieux importants où elle est déjà allée. Là où elle peut trouver de la
nourriture par exemple. Les cellules de lieu de l’hippocampe enregistrent les
coordonnées de ces lieux un petit peu comme vous enregistrez les coordonnées de
votre maison sur votre GPS.
De la même manière, lorsque la souris traverse un
labyrinthe, il est capital pour elle de se souvenir du trajet parcouru –si elle
veut en sortir. Au fil de son parcours, ses cellules de lieu vont donc
progressivement l’imprimer au sein d’une sorte de «carte
neuronale», contenue dans l’hippocampe.
Mais le plus étonnant, c’est que lorsque la souris fait une
pause dans son périple, les cellules de lieu vont commencer à s’activer dans
l’ordre inverse, comme si la souris se remémorait le chemin de sortie !
Cette «reviviscence» du trajet parcouru a un
rôle fondamental : il sert à consolider son souvenir.
L’enregistrement d’un souvenir fait en effet intervenir 2
grands processus : l’encodage et
la consolidation du souvenir.
L’encodage s’effectue dans l’hippocampe : ici, il s’agit des activations
progressives des différentes cellules de lieu. Puis vient la consolidation, qui
met en jeu non seulement l’hippocampe et ses cellules de lieu mais aussi d’autres
régions du cortex cérébral. C’est durant cette phase que le souvenir va être «stocké»
quelque part dans le cortex.
Un souvenir nécessite d’être consolidé pour avoir une chance
d’échapper à l’oubli.
Si la consolidation du souvenir a lieu de temps à autre dans
le labyrinthe, il a lieu le plus souvent pendant le sommeil.
Ainsi, il a été découvert que les cellules de lieu
s’activaient au cours du sommeil de la souris exactement dans le même ordre que
pendant l’éveil. Comme si la souris rêvait du parcours qu’elle avait effectué
quelques heures plus tôt !
Mais ces activations ne sont en réalité pas exactement
semblables à celles de l’éveil : si elles se font dans le même ordre,
elles ne se font pas à la même vitesse : la séquence d’activation est 10
fois plus rapide pendant le sommeil. Il existe une compression temporelle
du souvenir. La souris revit non seulement le parcours qu’elle vient
d’effectuer, mais en vitesse accélérée.
Dans le film Inception,
Arthur explique à Adriana (alors qu’elle vient de se réveiller) que le temps
dans un rêve ne correspond pas au temps réel. Une heure dans un rêve ne
correspond qu’à 5 minutes dans la réalité.
Non seulement cette compression temporelle est démontrée, mais
le ratio donné dans le film correspond aux données expérimentales !
C’est donc pendant son sommeil que la souris revit les
trajets qu’elle a effectués pendant la journée (enfin, façon de parler vu que la
souris est un animal nocturne) et en consolide ainsi le souvenir. C’est à ce
moment-là que le souvenir est malléable.
C’est à ce moment-là qu’il faut réaliser l’inception.
Implanter un faux souvenir correspondant à un lieu bien
réel : c’est ce que réalisa une équipe de chercheurs français !
Pour cela, ils implantèrent 2 électrodes différentes à leurs
souris. La première se trouvait au niveau des cellules de lieu, dans l’hippocampe.
Elle ne sert pas à stimuler ces cellules mais simplement à enregistrer leurs
activations. L’autre était implantée au niveau d’une région impliquée dans la
sensation de plaisir, le faisceau
prosencéphalique médian. Contrairement à la première électrode, celle-ci a
pour but d’envoyer des impulsions électriques pour stimuler cette région.
Lorsque la souris se baladait dans sa cage, ils purent
déterminer précisément quelle cellule de lieu correspondait à quel endroit
réel. Autrement dit, ils purent faire le lien entre la géométrie de la cage et
sa cartographie au sein de l’hippocampe de la souris.
Ils ciblèrent une cellule de lieu, au hasard. Appelons la Catherine.
Lorsque la souris s’endormit, quelques heures plus tard, ils
purent observer une réactivation des cellules de lieu, dans le même ordre et en
accéléré. Ils purent donc détecter l’instant précis auquel Catherine s’activait.
C’est à cet instant précis que la seconde électrode stimula le réseau neuronal
du plaisir.
Alors que la souris consolidait ses souvenirs de la cage
dans laquelle elle avait évolué la veille, une nouvelle information fut
ajoutée : du plaisir ! Mais cette information ne fut pas intégrée à
n’importe quel moment : elle fut intégrée au moment précis où Catherine
s’activait.
Un nouveau souvenir venait donc d’être créé de manière tout
à fait artificielle, à l’aide de 2 électrodes cérébrales.
L’inception !
Lorsque la souris se réveilla, quelques heures plus tard, la
première chose qu’elle fit est de galoper vers une région bien précise de sa
cage.
La région correspondant au neurone Catherine.
La souris se souvenait d’avoir vécu quelque chose d’agréable
dans cet endroit, et s'y précipitait pour vivre à nouveau la même chose… Sauf
qu’elle n’avait en réalité jamais rien vécu d’agréable à cet endroit-là !
Il s’agit d’une idée implantée dans sa mémoire par
les scientifiques, qui réalisaient alors (à ma connaissance) la première
véritable inception ! Une idée extrêmement simple,
«J’ai ressenti du plaisir à cet endroit de la cage», mais à laquelle
la souris croyait dur comme fer au point que la première chose qu’elle fit à
son réveil fut de rechercher ce plaisir factice à l’endroit correspondant.
L’inception, cela parait extraordinaire lorsqu’on la réalise
avec des électrodes.
Mais ne faisons-nous pas cette expérience tous les
jours ? N’y a-t-il aucun moyen d’implanter une idée étrangère dans
l’esprit de quelqu’un, parfois même à son insu ?
Bien évidemment que oui, et cela s’appelle de la
manipulation.
SOURCES :
- Klein, B.
A., Klein, A., Wray, M. K., Mueller, U. G., & Seeley, T. D. (2010). Sleep
deprivation impairs precision of waggle dance signaling in honey bees.
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- Hussaini,
S. A., Bogusch, L., Landgraf, T., & Menzel, R. (2009). Sleep deprivation
affects extinction but not acquisition memory in honeybees. Learning &
memory, 16(11), 698-705.
- Menzel,
R., Greggers, U., Smith, A., Berger, S., Brandt, R., Brunke, S., ... &
Schüttler, E. (2005). Honey bees navigate according to a map-like spatial
memory. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of
America, 102(8), 3040-3045.
- Moser, E.
I., Kropff, E., & Moser, M. B. (2008). Place cells, grid cells, and the
brain's spatial representation system. Neuroscience, 31(1), 69.
-
Battaglia, F. P., Benchenane, K., Sirota, A., Pennartz, C. M., & Wiener, S.
I. (2011). The hippocampus: hub of brain network communication for memory. Trends
in cognitive sciences, 15(7), 310-318.
- de Lavilléon, G., Lacroix, M. M., Rondi-Reig, L., &
Benchenane, K. (2015). Explicit
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navigation. Nature neuroscience.