LE NEURONE DE BILL CLINTON
Le 22 décembre 1849 à Saint Petersburg, 3 jeunes prisonniers
sont conduits au peloton d’exécution. Ils sont accusés d’avoir diffusé des
idées révolutionnaires et provoqué les insurrections russes de 1848.
Parmi eux se trouve un jeune écrivain qui a récemment connu
son heure de gloire grâce à son premier roman, Les pauvres gens. Fedor Mikhailowitch Dostoïevski.
Les soldats se mettent en place, prennent en joug les
condamnés… Et aucun coup de feu ne part. Le tsar venait de transformer in extremis leur condamnation à mort en
4 ans de travaux forcés !
Dostoïevski passera 4 ans dans l’enfer sibérien. Cette
période sombre de sa vie (bien qu’il n’en ait pas eu de beaucoup plus joyeuses…)
transforma sa vision du monde.
Une fois libéré, sa vie n’ira que de souffrances en déceptions.
Avant son exil, il avait connu la mort de sa mère et les coups de son père
alcoolique. A son retour, il connaitra la solitude, la malveillance des
critiques et, lorsque le succès sera là, la détresse du deuil et des dettes
accumulées.
Il mourut d’une hémorragie le 18 janvier 1881 non sans avoir
révolutionné la littérature russe de la fin du 19ème siècle -et
au-delà.
Le génie de son écriture provient en partie d’une maladie
qui se manifesta pour la première fois alors qu’il n’a que 7 ans et dont il
souffrira tout le reste de sa vie : l’épilepsie
temporale.
Une crise d’épilepsie correspond à une dysfonction d’un
réseau cérébral dont les neurones se mettent à tous s’activer de manière
anormalement synchrone. Cette dysfonction peut être due à une lésion cérébrale
(comme une tumeur par exemple) ou, comme dans le cas de Dostoïevski, être inné.
Il existe une multitude de types de crises d’épilepsie, de
l’absence au «grand mal».
Dans sa forme classique, la crise débute au niveau du foyer (elle est alors
locale) puis se diffuse secondairement à l’ensemble du cerveau (elle est alors
généralisée).
En fonction du réseau neuronal déficient (que l’on appelle
le foyer épileptogène), les symptômes
de la crise épileptique locale seront différents. Par exemple, si le foyer se
trouve dans le cortex moteur, nous pourrons observer la «marche Bravais-Jacksonienne» :
les spasmes commenceront au niveau des doigts, puis remonteront progressivement
le long du bras avant de s’étendre à l’ensemble du corps. Cette diffusion des
spasmes correspond alors à la diffusion de la crise du foyer à l’ensemble du
cortex cérébral.
Chez Dostoïevski, le foyer pathologique se trouve au niveau
de son lobe temporal. Cela lui provoque des symptômes psychiques tout à fait
particuliers qu’il décrit ainsi :
« Vous êtes tous
en bonne santé mais vous ne pouvez pas vous douter du bonheur suprême ressenti
par l'épileptique une seconde avant la crise. Je ne sais pas si cette félicité
équivaut à des secondes, des heures, des mois, mais vous pouvez me croire sur
parole, tout le bonheur que l'on reçoit dans une vie je ne l'échangerais pour
rien au monde contre celui-ci. »
Dostoïevski
Les épilepsies temporales n’entraînent pas forcément ce type
de symptômes. Tout dépend de la structure cérébrale au sein de laquelle est
situé le foyer épileptique : le patient peut au contraire ressentir une
profonde angoisse, si le foyer se trouve au niveau de l’amygdale –une structure
du lobe temporal fortement impliquée dans le traitement cérébral de la peur. Si
le foyer se trouve au niveau de son hippocampe, il peut ressentir un sentiment
de déjà-vu et s'il est dans le cortex auditif, il pourra être victime
d’hallucinations auditives.
A l’extrême, les crises d’épilepsie temporales peuvent
entraîner un sentiment de dépersonnalisation (sentiment de se détacher de
soi-même), de dissociation jusqu’à mimer une E.M.I (expérience de mort
imminente).
Alors que Dostoïevski n’a eu aucun traitement efficace à
sa disposition, l’épilepsie se soigne aujourd’hui très bien. La plupart du
temps, un traitement médicamenteux suffit (la Dépakine par exemple, qui est un médicament très efficace quoi qu'on en dise...) à limiter voire à éliminer les crises.
Cependant, les médicaments ne suffisent pas toujours et il
faut parfois se résigner à traiter chirurgicalement le patient. Le principe de
l’opération est simple : retirer le foyer épileptique, point de départ de
la crise.
Le suivi médical dans les semaines précédant l’opération est
alors extrêmement méthodique et minutieux. Son but est de cibler au mieux la
zone pathologique et d’anticiper les possibles séquelles que va entraîner l’opération : nous allons tout de même enlever un bout de cerveau !
Par exemple, dans le cas d’une épilepsie à point de départ
moteur, est ce que l’exérèse du foyer épileptique n’entrainera pas de
paralysie ? Le but est d’enlever le moins de cerveau possible tout en
supprimant la totalité du foyer : il s’agit de viser juste !
Les neurologues tentent donc de comprendre le plus finement
possible le fonctionnement du cerveau de leur patient. Ils utilisent pour cela
des méthodes d’imagerie telles que l’IRM fonctionnelle et ont souvent recours à
l’implantation d’électrodes directement dans le cerveau des patients.
Cette technique est certes très invasive, mais elle apporte
une précision inégalée dans l’enregistrement du fonctionnement des neurones,
sains et pathologiques.
Ces implantations cérébrales sont alors une aubaine pour les
scientifiques qui ont un accès direct chez l’Homme au fonctionnement de
quelques neurones seulement –il est bien sûr inconcevable d’implanter un humain
pour le simple plaisir du chercheur, qui doit donc se contenter d’attendre les
patients qui ont besoin d’une telle implantation pour une raison médicale.
C’est dans ce contexte qu’une équipe de scientifiques basée
à Los-Angeles étudia le fonctionnement des neurones du lobe temporal de 8
patients épileptiques en attente de l’opération salvatrice.
Le lobe temporal est une structures très importante de notre
cerveau : il est indispensable à notre mémoire (grâce à l’hippocampe), à
nos sentiments (l’amygdale), c’est là que sont stockées nos connaissances sur
le monde (on parle de mémoire sémantique) ou encore que sont traités une grande
partie des perceptions visuelles.
Il existe ainsi des neurones du cortex temporal chargés
d’analyser spécifiquement les visages, les objets ou les lettres que nous
voyons.
Les chercheurs californiens firent défiler devant les yeux de leurs
patients une centaine de photos de visages célèbres en
observant lesquelles déclenchaient une activité neuronale au niveau des
électrodes implantées dans le lobe temporal.
Ils se rendirent alors compte que non seulement les neurones
s’activaient de manière spécifique en fonction de la catégorie (ici, des visages), mais qu’en plus
ils ne s’activaient que pour un seul visage.
Il existait un neurone qui ne s’activait que devant une
photo de Bill Clinton !
Il existait de la même façon un neurone ne s’activait que
devant la photo de Jennifer Aniston ou uniquement devant la photo de Halle
Berry.
Quelle est l’information codée par ce neurone ?
Au point où en est notre réflexion, nous ne pouvons seulement
affirmer que ce neurone code pour l’image précise qui est présentée au patient.
Cependant, le bon côté des actrices (pour le scientifique, j’entends),
c’est qu’elles changent de look régulièrement. Ainsi, les scientifiques
présentèrent ensuite plusieurs photos du visage de Jennifer Aniston. En brune,
en blonde, de profil, de face, bronzée ou pas, maquillée ou pas, photoshopée ou pas…
Et le neurone de Jennifer Aniston s’activait à chaque
fois !
De la même manière, le neurone de Halle Berry s’activait
devant une photo de l’actrice tout comme un dessin la représentant.
Ce neurone coderait-il donc le concept de visage Jennifer Aniston/Halle Berry ? Non, car
lorsqu’il a été présenté une photo de Jennifer Aniston avec son amoureux de
l’époque (Brad Pitt… Ah, c’était le bon temps !), le neurone de Jennifer
Aniston ne s’activait pas !
De plus, si l’on présente une photo de Halle Berry en
Catwoman (le film venait tout juste de sortir), sur laquelle elle est masquée,
le neurone correspondant s’active bel et bien !
Non, décidément ces neurones ne codent pas pour l’idée du visage de ces 2 actrices. Ils
codent en réalité une idée beaucoup plus abstraite.
Ils codent l’identité même de l’actrice !
Ainsi, les neurones de Halle Berry s’activent à la fois
devant une photo de son visage, ou un dessin, mais aussi devant une photo du
rôle qu’elle vient d’interpréter au cinéma et même à la simple lecture de son
nom !
Le concept codé par ce neurone est l’identité de Halle Berry !
Ces neurones du cortex temporal très particuliers et
extrêmement spécialisés ont été théorisés il y a plus de 55 ans et sont
surnommés les neurones grand-mère
–n’y voyez aucune insulte envers les 2 actrices. L’idée, c’est qu’il existe
dans votre cerveau un unique neurone qui code pour le souvenir de votre
grand-mère –ou de Halle Berry, ou de Bill Clinton.
Vous imaginez tout de suite le danger de ce type de
stockage : s’il n’existe qu’un seul neurone codant le souvenir de votre
grand-mère, un coup bien placé sur le crâne et elle est rayée de votre
mémoire !
Car c’est cette question que pose la théorie du neurone
grand-mère : comment les souvenirs sont-ils stockés dans notre cerveau ?
Sont-ils stockés à une adresse très précise du cortex, au sein d’un unique
neurone, ou alors un même souvenir est-il stocké à travers une vaste population
de neurones à travers l’ensemble du cerveau ?
L’étude des lésions cérébrales tendent à infirmer la théorie
du neurone grand-mère : une perte aussi sélective de souvenirs est
impossible. C’est pour cela que certains scientifiques préfèrent l’appellation
de neurone concept plutôt que de
neurone grand-mère.
L’idée des neurones concept, c’est qu’une assemblée de
neurones peut coder plusieurs concepts de manière redondante. Par exemple, un groupe
de neurone peut répondre au concept « Luke Skywaker » et parmi
ceux-ci, certains peuvent répondre en plus au concept de « Dark
Vador ».
L’encodage des concepts proches reposeraient sur des
combinaisons d’activations entre plusieurs
neurones d’un même réseau, ou sur le chevauchement de plusieurs réseaux
neuronaux différents.
La théorie du stockage des souvenirs avancée par les
chercheurs californiens se trouve à mi-chemin entre les 2 points vue dont nous
parlions plus haut. Le stockage des souvenirs mettrait en jeu des réseaux de
neurones, mais qui ne s’étendraient pas à l’ensemble du cortex cérébral. Des îlots de neurones sur une mer
corticale…
Cependant, il faut bien comprendre que les neurones concepts
ne sont pour le moment qu’une théorie, qui doit être testée par l’expérience.
Nous ne savons même pas si c’est le neurone concept-grand-mère qui contient
véritablement le souvenir : le fait que le neurone de Halle Berry s’active
dès que l’on fait référence à l’actrice ne veut pas dire qu’il en contient le
souvenir !
La seule manière de pouvoir prouver cela serait de pouvoir
inactiver ce neurone et de tester si l’individu se souvient toujours d’elle…
Mais ça, nous sommes encore loin de savoir le faire !
Quoiqu’il en soit, cette branche des neurosciences est absolument
passionnante et prometteuse : serons-nous un jour capable de cartographier nos
souvenirs à la surface de notre cortex ?
SOURCES :
- S. Casalonga, “Neurones Obama” Des casiers à souvenirs, Le monde de l'intelligence – N° 37 – juillet/aout 2014
- Quiroga,
R. Q., Reddy, L., Kreiman, G., Koch, C., & Fried, I. (2005). Invariant
visual representation by single neurons in the human brain. Nature, 435(7045),
1102-1107.