AIMER. OUBLIER. SE REINVENTER.

Dans l’antiquité grecque, Athéna, la déesse de la raison, portait sur son épaule une chouette qui représentait la sagesse.

Statue d'Athéna (et sa chouette) par le sculpteur grec Phidias

Les oiseaux ont autant à nous apprendre sur nous-même et notre intelligence que nos proches cousins les chimpanzés. Leur intelligence est prodigieuse. Le fonctionnement de leur cerveau est riche d’enseignements.

Nous ne parlerons pas ici de ces vulgaires pigeons urbains devenus unijambistes (ouh, que je suis snob…), mais d’une espèce qui répond au nom de Serinus canaria, dont la forme domestiquée est plus communément appelé… le canari.

Le canari est un modèle d’étude extrêmement précieux lorsqu’on s’intéresse au langage, car le chant de ce petit oiseau -d’une dizaine de grammes à peine- a une structure syntaxique assez évoluée… En d’autres termes, le canari fait des phrases pour s’exprimer.

Chaque année, pendant la saison des amours, les mois d’été, les mâles cherchent à séduire les oiselles. Pour cela, ils développent les mois précédents un chant unique, le plus beau possible, pour convaincre madame qu’ils sont meilleurs qu’un autre. Les mélodies les plus belles qu’ils sont capables de produire. Cette sérénade est le produit de l’imitation des autres mâles, en partie, mais aussi d’une pure improvisation.

          Au printemps l'Oiseau naît et chante :
           N'avez-vous pas ouï sa voix ? ...
           Elle est pure, simple et touchante,
           La voix de l'Oiseau - dans les bois !

L’oiselle fera son choix en se basant exclusivement sur le chant –eh oui, c’est madame qui décide chez les canaris… Elles visitent successivement les territoires de plusieurs mâles, qui tentent de les séduire, puis choisissent celui dont la mélodie est la plus élaborée.

          L'été, l'Oiseau cherche l'Oiselle ;
           Il aime - et n'aime qu'une fois !
           Qu'il est doux, paisible et fidèle,
           Le nid de l'Oiseau - dans les bois !

Dès que la saison des amours est passée, leur chant se désorganise. La mélodie s’appauvrit. Elle devient quelconque, anonyme.

          Puis quand vient l'automne brumeuse,
           Il se tait... avant les temps froids.
           Hélas ! qu'elle doit être heureuse
           La mort de l'Oiseau - dans les bois !

Gérard de Nerval
Poésie et Souvenirs

L’hiver passe. L’année suivante, ils créeront une nouvelle mélodie, qu’ils oublieront ensuite à nouveau. Chaque année, ils changent de répertoire musical.

Chaque année ils se réinventent, avant d’oublier

Une équipe de chercheurs new-yorkais a tenté d’élucider les mécanismes sous-jacents de ces changements prosodiques. Ils travaillèrent près de 10 ans sur le sujet, s’intéressant en premier lieu au cerveau du petit animal, et plus particulièrement à son poids et au volume de différents noyaux cérébraux, qu’ils ont consciencieusement mesurés.

Après avoir capturé une vingtaine d’oiseaux au début du mois d’avril, ils effectuèrent leurs mesures à 2 moments clés : à la fin du mois, juste avant que la saison des amours ne commence, et en septembre, juste après qu’elle se soit terminée.

Ils identifièrent 2 noyaux cérébraux, le centre vocal supérieur, impliqué dans la production du chant, et le noyau robustus archistriatalis. Ces 2 noyaux sont respectivement 65 et 58% plus gros au début de la saison des amours qu’à la fin.

Le volume du centre vocal supérieur et du noyau robustus archistriatalis varient en fonction du chant des oiseaux. Mais leur volume augmente aussi chez le jeune canari, justement lorsque celui-ci acquiert un chant adulte.

Il est donc probable que cette variation du volume soit la cause de la réorganisation du chant des canaris à la saison des amours.


Par quels mécanismes explique-t-on cette variation de volume ?



Treize ans plus tard, en 1994, la même équipe publia une étude qui répond à notre question.

Cette fois-ci, les chercheurs s’intéressèrent au centre vocal supérieur non seulement au début et à la fin de la saison des amours, mais aussi tout le reste de l’année, effectuant leurs mesures mois après mois.

Ils ne mesuraient plus le volume, mais tentaient d’évaluer la proportion de naissances et de morts neuronales au sein de ce noyau.

Pour évaluer la neurogenèse –la création de nouveaux neurones-, il injectèrent chez ces oiseaux, à intervalle régulier, une dose de Thymidine tritiée. La thymidine est une des 4 bases azotées qui composent l’ADN –le notre comme celui du canari. La thymidine injectée, qui a la particularité d’être radioactive -car elle est tritiée, c’est-à-dire qu’elle contient un atome d’hydrogène instable-, va s’incorporer à toutes les cellules en division. Ainsi, si on observe ensuite des traces de thymidine tritiée dans des neurones, nous saurons que ceux-ci étaient en train de se diviser lors de l’injection.

Pour évaluer la mort neuronale, les chercheurs comptèrent les cellules pycnotiques : peu avant qu’une cellule meure, son noyau se fragmente et forme de gros amas, bien visibles au microscope.

Les chercheurs observèrent 2 pics de neurogenèse au cours de l’année, en octobre et en mars, et 2 pics de mort neuronale, à la fin du mois d’août et en janvier-février.

Adapté de l'article de Korn et Al. 1991 

Ainsi au mois de mars, juste avant la saison des amours, il existe une production massive de neurones dans le centre vocal supérieur, qui permet au canari de développer une nouvelle mélodie pour les mois à venir, qu’il oubliera la saison des amours passées, à la fin de l’été. Une période qui correspond à une mort neuronale importante. 

Le canari retrouvera ensuite à nouveau son chant d’adulte habituel, ce qui nécessite une production de neurones, pendant le mois d’octobre.

Enfin, l’hiver passé, il devra oublier son chant habituel pour pouvoir développer à nouveau son chant de séduction pour la saison des amours qui se profile. Pour cela, il lui faudra préalablement éliminer des neurones au niveau de son centre vocal supérieur : cela correspond au pic de mort neuronale observé en janvier-février.


Quelle est l’origine de ces phénomènes ?



Lors de leur première étude, les chercheurs n’ont pas seulement mesuré le poids et le volume cérébral des canaris mâles. Ils leur ont aussi prélevé quelques gouttes de sang. Et y ont mesuré la concentration de testostérone.

Ce taux de testostérone varie en fonction de l’année, et est sans grande surprise bien plus élevée lors de la saison des amours. Pendant l’hiver, les concentrations sanguines sont beaucoup plus basses.

Chez certaines femelles ovariectomisées –c’est-à-dire dont on a retiré les ovaires-, qui ne produisent donc plus d’hormones sexuelles féminines, l’injection de testostérone a des effets étranges. Les femelles commencent à chanter comme des mâles. A développer les mêmes sérénades. Lorsqu’on analyse leur cerveau, le centre vocal supérieur est plus gros de 90% par rapport à la normale…

La testostérone serait donc le chef d’orchestre de toutes ces variations : en augmentant la neurogénèse les mois précédents la saison des amours, il entraine une augmentation du volume du centre vocal supérieur et permet au mâle de développer de nouveaux chants, de nouvelles mélodies.

Nous pensons actuellement que le cerveau d’un Homme adulte est incapable de produire de nouveaux neurones, mis à part dans une petite région de l’hippocampe, le gyrus denté.

Ces études nous prouvent qu’un tel phénomène est possible à l'état adulte, dans d'autres parties du cerveau... en tout cas chez l’oiseau.

Pourquoi ne peut-on s'évader
 De cette cage inhumaine
 Qui nous est imposée
 Par notre condition même.

Les grands oiseaux volent
 Dans les cieux
 Et l'homme rampe au sol
 Et jamais mieux.

Souvent il voudrait
 Monter dans l'azur
 Mais il ne sera jamais
 Vraiment assez pur.
Henry-François Guitard
Le Jongleur de verre




SOURCES
- Kirn, J., O'Loughlin, B., Kasparian, S., & Nottebohm, F. (1994). Cell death and neuronal recruitment in the high vocal center of adult male canaries are temporally related to changes in song. Proceedings of the National Academy of Sciences, 91(17), 7844-7848.
- Nottebohm, F. (1981). A brain for all seasons: cyclical anatomical changes in song control nuclei of the canary brain. Science, 214(4527), 1368-1370.
- http://mesrapaces.chez.com/culture/poesie/poesie.html