Comment les enfants apprennent ils à compter ?
Tous les trois ans, une vaste étude permettant évaluer le niveau des élèves de l’OCDE est publiée : c’est le classement PISA. La dernière évaluation date de décembre 2023, et son constat était sans appel : les maths, c’est difficile ! De nombreux médias ont repris ces résultats qui montraient des difficultés croissantes en France dans cette discipline depuis la dernière étude en 2019, mais aussi par rapport aux autres pays de l’OCDE.
L’objectif de cet article n’est pas tant de discuter ces différences dans le temps et interculturelles (nous pourrons y revenir dans un prochain article), mais cela nous donne l’occasion de nous pencher sur les mécanismes cognitifs et cérébraux qui permettent aux jeunes élèves, et même aux bébés, de développer leurs capacités en mathématique, et plus particulièrement en arithmétique.
Il faut tout d’abord faire plusieurs constats, et définir les principaux termes. Nous allons aborder ici le développement des capacités numériques (le savoir conceptuel et les représentations des nombres) et arithmétiques (le savoir conceptuel permettant la manipulation de ces nombres, par exemple par le biais d’opérations comme l’addition ou la soustraction). Il est de plus important de remarquer que ces notions sont étudiées par de très nombreux scientifiques, provenant de disciplines très diverses telles que les neurosciences, la psychologie, la didactique, les sciences de l’éducation, etc.). Dans ce contexte, il est difficile d’avoir un point de vue exhaustif qui prenne en compte l’ensemble des sensibilités et des bases théoriques, par définition très diverses. Le développement en soit des capacités numériques et arithmétiques est hétérogène, et dépend notamment de l’âge, de prédispositions génétiques, du niveau intellectuel général, de l’environnement (social, économique, éducatif...), mais aussi de la façon même que nous avons de les évaluer. Une synthèse de ces données, d’autant plus si elle n’est pas exhaustive (ce qui est difficile), est donc nécessairement réductrice.
Malgré toutes ces limites, il est possible de dresser un point de vue général du développement de ces capacités. Avant de dérouler le fil du temps, nous devons nous attarder sur les différents mécanismes cognitifs numériques et arithmétiques chez l’adulte, avant d’explorer la façon dont ils se développent.
On peut tout d’abord diviser les processus cognitifs impliqués en deux grandes catégories : d’une part, des processus spécifiques aux mathématiques, tels que la représentation intuitive des nombres, leur représentation verbale ou visuelle (symbolique), et d’autre part des processus généraux, impliqués dans les opérations numériques ou arithmétiques, mais aussi mobilisables dans de nombreuses autres tâches. C’est le cas en particulier des fonctions exécutives, sorte de boîte à outils cognitifs qui permettent de mettre en place une stratégie pour arriver à un objectif donné. Parmi ces fonctions exécutives, on retrouve notamment la mémoire de travail (qui permet de stocker des informations le temps de les manipuler mentalement), la flexibilité mentale (la capacité de passer d’une idée à une autre de façon fluide) et l’inhibition des pensées/comportements inappropriés ou parasites. On utilise ces fonctions exécutives tous les jours : pour prendre ma tasse de café par exemple, mon cerveau établira un programme moteur, tout en inhibant les programmes parasites, et en s’adaptant finement à l’environnement (grâce à la flexibilité mentale), le tout étant permis par le stockage des informations en mémoire de travail.
Les fonctions exécutives sont donc mobilisées quotidiennement, elles n’en restent pas moins essentielles pour manipuler les nombres et les opérations arithmétiques : pour faire une soustraction par exemple, il faut bien retenir sa retenue, et cela est possible grâce à la mémoire de travail.
Les fonctions exécutives se développent progressivement au cours de l’enfance, à des rythmes qui diffèrent légèrement les unes des autres. Il est normal qu’elles soient encore immatures en maternelle, mais elles commencent à être performantes au CP avant d’être pleinement fonctionnelles à l’adolescence et chez le jeune adulte.
On regroupe aussi dans les fonctions cognitives générales les habiletés visuo-spatiales comme par exemple le système visuel de suivi des objets.
Le système de suivi d'objets ne permet pas en tant que tel de compter. Il permet d'identifier de manière précise les limites et les mouvements des objets de l'environnement, et de dénombrer de manière automatique les objets perçus, tant qu'ils sont peu nombreux (moins de 5). Ces capacités ne sont pas innées, mais elles se développent très précocement dès les premiers mois de vie du bébé. Ainsi, à 6 mois, le nourrisson est capable d'estimer le nombre d'objets jusqu'à 2, mais dès 1 an, le bébé peut en identifier 4 à 5, ce qui correspond aux capacités d'un adulte.
Au niveau cérébral, les régions impliquées dans le système de suivi d’objet comprennent des aires pariétales, occipitales et temporales, et en particulier la jonction temporo-pariétale. Cette aire cérébrale serait particulièrement impliquée dans les phénomènes attentionnels ; autrement dit, dans le fait de diriger son attention vers des objets saillant de l’environnement (un préalable indispensable au système de suivi).
Ce système cognitif est différent du système numérique approximatif, qui est lui spécifique des habiletés mathématiques, qui permet d'estimer intuitivement et grossièrement le nombre d'objets que nous percevons, et par exemple de déterminer entre 2 dessins lequelle contient le plus de points dessinés dessus. Cette capacité augmente avec l'âge des enfants. Vers 6 mois, les enfants peuvent discriminer le nombre de points avec un ratio 1:2 (par exemple, 6 points sur une feuille et 12 points sur l'autre). Ce ratio augmente progressivement à mesure que l'enfant se développe : 2/3 à 10 mois, 3/4 à 5 ans et 7/8 pour les adultes.
Le système numérique approximatif semble encodé au sein d'une population de neurones présents au niveau du cortex pariétal, et plus particulièrement au niveau du sillon intra-pariétal droit, une région centrale dans les futures capacités mathématiques de l’individu. Des études chez le signe puis chez l’Homme ont permis de finement caractériser le fonctionnement de ces neurones : chacun d'entre eux aurait un "nombre préféré", et s'activeraient fortement et systématiquement lors que nous percevons ce nombre. Mais ils s'activeraient aussi lorsqu'on percevrait d'autres nombres, d'autant moins que le nombre en question est éloigné du "nombre préféré". Cela conduirait à "flouter" l'estimation du nombre perçu. Ce floutage serait d’autant plus intense que les quantités à estimer augmente. Cela pourrait expliquer les observations expérimentales : le fait que les grandes quantités sont plus difficile à estimer/discriminer (il est plus difficile de discriminer 14 vs 12 points que 4 vs 2 points), et la progression des capacités de discrimination dont nous parlions précédemment : le système neuronal devient de plus en plus précis avec l'âge et l'entrainement, et le ratio augmente.
Le système de suivi d'objet et le système numérique approximatif représentent les processus les plus précoces impliquées dans les capacités mathématiques. Elles ne nécessitent pas de langage pour fonctionner, et vont servir de base au développement de capacités plus élaborées.
Une des étapes cruciales dans le développement des capacités mathématiques est l'acquisition des représentations symboliques des quantités ; autrement dit, la connexion entre les notions de quantité en partie déjà maîtrisées et un ensemble de symboles écrits arbitraires (dans la plupart des cas en France, les chiffres arabes). Les modifications cérébrales qui sous-tendent cet apprentissage sont complexes. On peut par exemple noter une spécialisation progressive d'une partie du cortex occipito-temporal dans la reconnaissance des nombres, juste à côté de l'aire visuelle de la forme des mots, impliquées dans la lecture, et que nous évoquions il y a quelques mois sur ce blog. De plus, des études de neuro-imagerie suggèrent que le cerveau traite les quantités de la même manière, indépendamment de la notation (symbolique ou non symbolique), car les régions impliquées sont globalement les mêmes.
Entre 2 et 5 ans, l'enfant va de plus acquérir la chaîne verbale : il va apprendre la succession des chiffres et des nombres, par exemple par le biais de la comptine numérique ou en comptant sur ses doigts. Cet apprentissage est plus complexe qu'il n'y parait. Il met en jeu deux processus distinct : d'une part, l'acquisition d'un lexique correspondant aux nombres simples (onze, dix, seize, etc.), et d'autre part à diverses règles combinatoires complexes : par exemple, il faut bien pouvoir distinguer trois cents de cent trois, et donc connaître les règles d'appariement des nombres entre eux. Si l'acquisition du lexique numérique débute vers 2 ans, l'enfant commence à connaître les règles d'appariement vers 4 ans et demi, et les maîtrise vers 6 ans seulement.
Un concept proche, la connaissance de la suite des nombres (chaque symbole/mot est situé le long d'une séquence numérique bien ordonnée), est un facteur décisif dans le développement des futures capacités arithmétiques, faisant le lien entre les capacités numériques et arithmétiques. Sa trajectoire développementale au cours des premières années d'école permet de prédire efficacement les futures capacités arithmétiques des élèves. Des études de neuro-imagerie montrent une corrélation entre la maîtrise progressive de la suite des nombres et une activation croissante du sillon intra-pariétal, que nous avons déjà rencontré plus haut. A partir de ce moment-là, l'enfant sera capable de compter et pourra se lancer (à corps perdu !) vers l'arithmétique.
Dès 3 ans, les enfants sont capables de réaliser des opérations simples, pour autant qu'elles soient matérialisées par des objets. Par exemple, ils seront incapables de faire 2+3, mais pourront répondre correctement à "2 gâteaux + 3 gâteaux" -d'autant plus s'ils gagnent 5 gâteaux à la fin !
Vers 4 ans, ils pourront se détacher des gâteaux pour commencer à compter sur leurs doigts. Ils développeront ensuite rapidement le comptage verbal, beaucoup plus abstrait et qui nécessite de pouvoir manipuler les chiffres en mémoire de travail. Avec le comptage verbal, les enfants pourront développer 3 grandes stratégies pour trouver le résultat d'une addition simple (par exemple, 2+3) : soit en comptant depuis le début (1, 2 - 3, 4, 5), soit en comptant à partir du deuxième terme (2 - 3, 4, 5), soit à partir du plus grand des deux termes (3 - 4, 5). Cette dernière stratégie de comptage, la plus sophistiquée, est normalement acquise en CP.
Il existe ainsi, au cours de la scolarité des enfants, une diversification des stratégies envisageables, associée à une accélération de ces stratégies et une évolution dans leur choix pour répondre à l'opération posée -il privilégiera la moins couteuse.
Par la suite, l'enfant pourra récupérer directement le résultat de l'opération en mémoire à long terme. C'est exactement ce qu'il se passe pour vous qui lisez ces lignes : vous n'avez pas eu à compter ou calculer 2+3, vous saviez instantanément le résultat car il était stocké en mémoire.
Au niveau cérébral, des études de neuro-imagerie permettent d’identifier les réseaux neuronaux activés lors de ces opérations arithmétiques. A nouveau, le sillon intra-pariétal apparait comme une structure clé, probablement impliquée dans le traitement des quantités. Il est fortement activé lors des épreuves de comptage ou diverses tâches de calcul.
Mais les activations cérébrales changent avec l’âge et surtout, avec le développement des capacités mathématiques. Chez les jeunes enfants par exemple, on peut observer une activation de l’hippocampe lors des tâches de calcul, alors que chez les enfants plus âgés, on observe plutôt une activation du gyrus angulaire et du gyrus supra-marginal. Cela n’a rien de surprenant, et peut être expliqué par la stratégie de recherche directe du résultat en mémoire, ce qui particulièrement le cas des multiplications –car cela repose sur l’apprentissage par cœur en mémoire à long terme des fameuses tables. Ainsi, chez les enfants jeunes, c’est surtout l’hippocampe qui s’active car il s’agit de la structure permettant de “graver” le souvenir dans notre cerveau, alors que chez les enfants plus âgés, les gyri supramarginal et angulaire sont impliqués dans l’extraction du souvenir déjà gravé.
On observe aussi une évolution du recrutement des aires cérébrales avec l’âge au niveau du cortex préfrontal et pariétal : chez les jeunes enfants, on observe une forte activation de diverses aires cérébrales à ce niveau. Cela peut être expliqué par une plus forte mobilisation des ressources neuronales et cognitives (en particulier au sein de ces réseaux, impliqués dans la mémoire de travail) en début d’apprentissage. Cela s’automatisera par la suite, et il ne sera plus nécessaire de recruter autant de “monde” pour les mêmes tâches. On observe un recrutement similaire en cas d’exercice demandé particulièrement difficile ; il est alors à nouveau nécessaire de recruter plus de ressources cognitives.
Si les premiers apprentissages numériques et arithmétiques sont relativement stables, l'acquisition des autres capacités (par exemple, la réalisation des divisions ou des multiplications) est plus complexe à appréhender, en particulier du fait de l'intrication avec les méthodes d'apprentissages utilisées à l'école et l'influence de l'environnement en général, qu'il est difficile de prendre en compte.
Il est capital de bien comprendre que chaque étape est essentielle au développement des capacités ultérieures : l'apprentissage du comptage repose sur le système numérique approximatif, le système de suivi d'objets et les autres processus le précédant. Cependant, ces étapes ne sont pas clairement différenciées dans le développement de l'enfant, elle se chevauchent pour beaucoup.
L’apprentissage des mathématiques est complexe à étudier car elle est influencée par de nombreux facteurs, en particulier pour les apprentissages plus tardifs par les méthodes d‘enseignement, le soutien scolaire à la maison, le niveau socio-économique et la famille, etc. Nous ne discuterons pas ici des méthodes pédagogiques qui doivent être mises en place dans l’enseignement des mathématiques à l’école. Nous conclurons cependant avec le constat qu’elles seront d’autant plus efficace qu’elles prendront en compte le neurodéveloppement des enfants. Il est donc nécessaire d’en savoir toujours plus concernant l'évolution des aptitudes mathématiques, dès le plus jeune âge.
SOURCES :
Vogel SE, De Smedt B. Developmental brain dynamics of numerical and arithmetic abilities. NPJ Sci Learn. 2021 Jul 23;6(1):22. doi: 10.1038/s41539-021-00099-3. PMID: 34301948; PMCID: PMC8302738.
Barrouillet, Pierre, et al. Dyslexie, dysorthographie, dyscalculie: bilan des données scientifiques. Diss. Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), 2007.
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