L'autisme est-il un trouble exécutif ?
Le lobe frontal est l’une des régions les plus mystérieuses
de notre cerveau, qui a passionné nombre de scientifiques dès le 19ème
siècle. On peut par exemple citer
Paul Broca, un scientifique français qui avait localisé l’aire du langage (qui
porte désormais son nom) au sein du lobe frontal gauche. Mais on s’intéressera
ici plus particulièrement au cas de Phineas Gage, que nous avons déjà évoqué à
plusieurs reprises sur ce blog.
Phineas Gage était un contremaître américain qui vit son
existence basculer le 13 septembre 1848, sur le chantier de chemin de fer où il
travaillait, dans le Vermont. Alors qu’il met en place les explosifs pour
dégager un rocher, la charge détonne plus tôt que prévu, et la barre de fer
qu’il manipule alors se trouve propulsée dans les airs… traversant au passage
sa boîte crânienne -et son cerveau ! L’accident lui coûta un œil et une
bonne partie de son lobe frontal gauche. Il passa même tout près de la mort
après que sa blessure se soit infectée.
Il est difficile de savoir avec précision les répercussions
de cet accident sur le comportement et les capacités cognitives de Gage. Il
n’existe alors pas de tests permettant d’objectiver ces dysfonctionnements, et
les rapports médicaux du médecin qui le suivit brièvement après cet accident,
le Dr Harlow, sont incomplets. On peut d’ailleurs douter de la véracité de
certains de ses propos. Mais il semble que Gage ait souffert, de façon
transitoire, d’un syndrome frontal -un trouble dénommé ainsi plusieurs
décennies plus tard pour désigner l’ensemble des symptômes accompagnant une
destruction des lobes frontaux.
Le syndrome frontal regroupe un ensemble de symptômes
moteurs, comportementaux et cognitifs. Ce sont ces derniers qui nous
intéressent particulièrement aujourd’hui. Chez les patients dont le lobe
frontal est endommagé, on retrouve des difficultés cognitives marquées dans la
planification des actions (par exemple de l’ensemble des mouvements nécessaires
pour effectuer une tâche) ainsi que leur initiation, de la mémoire à court
terme (que l’on appelle aussi la mémoire de travail, celle qui nous permet de
retenir quelques minutes un numéro de téléphone), ou encore des troubles
attentionnels et de la concentration.
Ainsi, une lésion du lobe frontal semble impacter un
ensemble de fonctions cognitives de haut niveau, qui ont été regroupée au cours
du 20ème siècle sous le terme générique de fonctions exécutives.
Le lobe préfrontal correspond à la partie la plus antérieure (en avant) du lobe frontal, indiqué en bleu sur ce schéma. Le lobe pariétal est indiqué en jaune. |
Il existe actuellement de nombreuses définitions, plus ou
moins proches et cohérentes, des fonctions exécutives. Le plus souvent, on les
définit comme l’ensemble des processus cognitifs de haut niveau permettant de
mettre en place (et de mettre à jour) un comportement dirigé vers un but
précis. En plus des différentes facultés que nous avons déjà évoqué plus haut,
on peut ajouter la flexibilité mentale (la capacité de focaliser notre
attention sur plusieurs objets ou pensées successivement, sans rester bloqué
sur l’un d’entre eux), la fluence cognitive (on évalue par exemple la fluence
verbale comme la capacité à trouver un certain nombre de mots en moins d’une
minute) et l’inhibition (la capacité à inhiber un comportement ou une pensée
automatique et instinctuelle qui serait préjudiciable).
Il existe de nombreux modèles théoriques des fonctions
exécutives, qui accordent une importance différente à certaines capacités (comme
la mémoire de travail ou l’attention, qui sont considérées comme organisateurs
centraux des fonctions exécutives selon certains scientifiques) ou qui divisent
les fonctions exécutives en plusieurs groupes (par exemple, les cognitions
« chaudes » en lien avec les processus émotionnels et motivationnels,
et les cognitions « froides » indépendantes de ces derniers).
L’ensemble de ces modèles ne sont pas mutuellement exclusifs, et le sujet de
cet article n’est pas de débattre sur leur pertinence.
De très nombreuses études ont permis de mettre en évidence les corrélats cérébraux des fonctions exécutives. On retrouve des études de lésions cérébrales, à l’instar du cas de Phineas Gage, qui ont permis de confirmer la place prépondérante du lobe frontal, et en particulier du cortex préfrontal (la partie la plus en avant de notre cerveau), dans ces processus. L’émergence de l’imagerie cérébrale fonctionnelle a permis d’affiner encore plus nos connaissances. Il est désormais admis que les fonctions exécutives « froides » se concentrent plutôt sur la partie externe/latérale du lobe préfrontal, alors que les fonctions « chaudes » se localiseraient plutôt sur les régions plus internes, en particulier les régions orbito-frontales (les régions cérébrales situées juste au-dessus de nos yeux).
Cette approche localisationniste qui cherche à délimiter une
région cérébrale dédiée à une faculté mentale particulière, a pourtant ses
limites. Aujourd’hui, on pense le cerveau comme un ensemble de vastes et
complexes réseaux neuronaux qui discutent sans cesse ensemble (une approche
dite connectiviste). Ainsi, les fonctions exécutives mobilisent un ensemble
bien plus vaste de régions cérébrales que le simple (si on peut dire) lobe
préfrontal, et met plus particulièrement en jeu un réseau neuronal complexe
reliant ce dernier aux lobes pariétaux, situés sur le dessus de notre cerveau.
Ainsi donc, les fonctions exécutives ont depuis longtemps
passionné les scientifiques, et nous les connaissons aujourd’hui relativement
bien. Si elles sont nées des études de lésions cérébrales, elles ont ensuite été
examinées dans de nombreux autres diagnostics neurologiques et psychiatriques,
et en particulier dans les troubles du spectre de l’autisme.
TSA : un problème exécutif ?
Les troubles du spectre d’autisme (TSA) représentent un
ensemble très hétérogène de situations et d’individus qui partagent tous 2
grands syndromes. D’une part, des difficultés dans les interactions sociales et
dans la communication avec les autres : il s’agit de personnes qui, dès
leurs toute petite enfance, auront du mal à comprendre les codes sociaux et à
communiquer avec les autres (verbalement, comme dans la compréhension du second
degré, ou non verbalement, par exemple dans les contacts oculaires). D’autre
part, ces personnes auront des comportements atypiques (comme des stéréotypies
motrices ou verbales, un attachement très fort aux routines et une intolérance
aux changements), des intérêts restreints (pour les trains, les pingouins ou
les calendriers…) et des particularités sensorielles (le plus typique étant une
intolérance aux bruits).
Il existe de nombreuses théories cognitives s’attachant à
expliquer l’ensemble ou une partie des symptômes autistiques. Nous avons déjà
évoqué sur le blog la théorie de l’esprit ou le défaut de cohérence centrale.
Mais il existe de nombreuses autres hypothèses, comme celle d’une anomalie des
fonctions exécutives.
Dès les années 1990, certains scientifiques notent des
ressemblances entre certains individus avec autisme et les patients atteints
d’un syndrome frontal. Les deux entités partagent plusieurs symptômes comme la
difficulté dans le contrôle des impulsions, l’intolérance à la frustration ou
encore les difficultés de flexibilité mentale. Ainsi, il semble exister un
défaut des fonctions exécutives dans l’autisme, qui a pu être objectivé par de
nombreuses études depuis. Mais dans quelle amplitude ? Existe-t-il un lien
entre les fonctions exécutives et les autres hypothèses cognitives de
l’autisme ?
La dysfonction exécutive peut avoir des répercussions
importantes dans la vie de tous les jours, et peuvent expliquer certaines
difficultés quotidiennes des personnes avec autisme. Par exemple, un défaut de
flexibilité cognitive pourra aboutir à une certaine rigidité de pensée et des
difficultés à s’adapter à de nouveaux contextes inconnus. Un individu avec
autisme pourra se sentir vite débordé face à une tâche donnée s’il a des
difficultés de planification, car il ne saura pas organiser sa pensée ou ses
actions pour parvenir efficacement jusqu’à l’objectif. La mémoire de travail
est quant à elle mobilisée à travers l’ensemble de nos actions quotidiennes.
Ainsi, la dysfonction exécutive en elle-même a de lourdes répercussions sur le
quotidien des personnes qui en sont atteintes !
Mais la dysfonction exécutive semble pouvoir expliquer
plusieurs autres symptômes plus spécifiques de l’autisme. Par exemple, elle
pourrait être responsable de certaines difficultés sociales : les
interactions avec d’autres individus exigent en effet nombre de fonctions
exécutives ! Avoir une conversation mobilise la mémoire de travail, avoir
une attitude adaptée lors de cette conversation demande d’inhiber certains
comportements instinctuels, de contrôler ses émotions… Ainsi, les dysfonctions
exécutives peuvent compromettre, dans une certaine mesure, les interactions
sociales d’un individu.
De la même manière, les troubles attentionnels peuvent expliquer certains troubles sensoriels de l’autisme. Les personnes avec TSA ont souvent des troubles sensoriels : elles peuvent être hypersensibles à certains stimuli, comme par exemple le bruit ou le toucher, ou au contraire complètement hermétique, par exemple à la douleur. Ces particularités peuvent s’expliquer par des troubles attentionnels. Ainsi, il semble que l’attention de certaines personnes avec autisme soit « captée » par un stimulus précis, sans pouvoir ensuite s’en détacher, sans pouvoir « zoomer en arrière », aboutissant à une perception accrue du stimulus en question (et donc une hypersensiblité) et une absence de perception des stimuli voisins (et donc une hyposensibilité). L’inhibition, la capacité de résister à un attracteur attentionnel, ou la flexibilité cognitive, la capacité à focaliser notre attention sur un autre stimulus, semblent particulièrement impliquées.
La question de l’indépendance de l’hypothèse de la dysfonction exécutive par rapport aux autres théories cognitives de l’autisme, comme le défaut de théorie de l’esprit ou de la cohérence centrale, se pose. Ces trois approches reposent sur des bases cérébrales communes, particulièrement la théorie de l’esprit qui implique fortement le cortex préfrontal. Ainsi, il est possible que certaines régions cérébrales soient « partagées » entre les différents champs théoriques -ce qui marquerait un certain recoupement théorique. On peut illustrer cette question de l’indépendance par le test de Sally, que nous avons déjà présenté sur le blog. Il s’agit d’un test de théorie de l’esprit, au cours duquel on demande au sujet de se mettre à la place d’un personnage (Sally), qui avait rangé son gâteau dans une boîte. Sauf que ce dernier a été déplacé, à son insu (mais devant les yeux de l’observateur), dans une autre cachette. L’expérimentateur demande alors au sujet où Sally ira chercher son gâteau. Ce test nécessite de faire abstraction de ses propres croyances (le sujet sait où est vraiment le gâteau) pour inférer un état mental différent à Sally (elle pense qu’il est toujours dans sa boîte), c’est-à-dire utiliser une théorie de l’esprit. Les personnes avec autisme se trouvent généralement en difficulté lors de ce test, et répondent que Sally ira chercher son gâteau dans la cachette, et non dans sa boîte. Une preuve que leur théorie de l’esprit est déficiente. Mais certains scientifiques pensent que ce test est en réalité le reflet d’un trouble exécutif : les personnes avec autisme se tromperaient non pas à cause d’un déficit en théorie de l’esprit, mais parce qu’ils n’arriveraient pas à inhiber la projection de leurs propres croyances sur Sally. Sans être dans cette explication extrême, il apparaît intuitif que les différents tests de théorie de l’esprit mettent en jeu les fonctions exécutives, et qu’un dysfonctionnement à ce niveau pourrait biaiser les résultats. Comme toujours, il est capital de se demander ce que l’on mesure (vraiment) avec nos tests !
Le test de Sally permet d'évaluer les capacité en théorie de l'esprit d'un individu. |
De la même manière, la théorie du défaut de cohérence centrale met en jeu des processus cognitifs très proches des fonctions exécutives. Selon les auteurs qui en sont à l’origine, le fonctionnement intellectuel et la perception du monde des personnes avec autisme serait biaisé vers une perception accrue des détails, au détriment de l’information globale. Ainsi, il leur serait plus difficile d’assembler les détails en un tout cohérent. Cette approche met en jeu des processus attentionnels, que nous avons déjà évoqués plus haut : dans le domaine visuel par exemple, une attention hyper-focalisée sur certains détails peuvent expliquer ce biais perceptif et cognitif.
Ainsi, on peut se demander si les phénomènes expliqués par les théories du défaut de théorie de l’esprit et de cohérence centrale ne pourraient pas être expliqué par un phénomène commun et unique : la dysfonction exécutive. C’est dans cette optique que plusieurs études ont été réalisée pour évaluer l’interdépendance de ces différentes approches. Après avoir mesuré ces différentes dimensions chez des personnes avec autisme, mais aussi chez des personnes avec TDAH (trouble de déficit attentionnel avec/sans hyperactivité, qui ont donc une dysfonction exécutive), il apparaît que ces différentes théories sont relativement indépendantes les unes des autres. On peut l’illustrer par le problème de spécificité de la dysfonction exécutive dans l’autisme : on retrouve ces difficultés dans de très nombreux troubles psychiatriques et neurologiques, sans pour autant qu’ils entraînent de déficit en théorie de l’esprit ou de cohérence centrale.
Il apparaît donc présomptueux d’affirmer que le défaut de théorie de l’esprit ou de cohérence centrale sont totalement réductibles à un dysfonctionnement exécutif. Mais il pourrait exister des interconnexions étroites qu’il faut prendre en compte.
La notion même de fonction exécutive est matière à débats. En effet, il s’agit d’un terme générique qui peut, selon les scientifiques, recouvrir des réalités légèrement différentes en fonction du point de vue. Nous avons pris en début d’article une définition relativement consensuelle. Mais certains scientifiques pensent les fonctions exécutives comme une fonction, un but, et non pas un ensemble de mécanismes ou de processus cognitifs. On comprend bien que l’hétérogénéité des définitions engendre une hétérogénéité des résultats et des interprétations, qui peut aboutir à des données contradictoires.
De la même manière que l’hypothèse du défaut de théorie de l’esprit et du défaut de cohérence centrale, il se pose la question de la fiabilité des mesures. Les tests que nous avons à disposition mesurent-ils correctement le phénomène théorique ciblé ? Les fonctions exécutives représentent en cela un exemple type, car les différentes mesures sont fortement inter-corrélés. Nous utilisons par exemple le test de Wisconsin pour mesurer la flexibilité mentale : au cours de ce test, le sujet doit être capable de déduire la règle du jeu par essais-erreurs, avant que cette règle ne change à son insu. Le sujet doit alors être capable de s’en apercevoir et de découvrir la nouvelle règle. Sauf que ce test ne met pas uniquement en jeu la flexibilité mentale : on se rend bien compte qu’elle nécessite aussi la mémoire de travail pour retenir la règle en question, ou encore des processus attentionnels pour rester concentré sur le jeu. Ainsi, la mesure finale n’est pas « pure », elle est « contaminée » par d’autres facteurs, qu’ils soient d’ailleurs exécutifs ou pas.
C’est ainsi que certaines dysfonctions exécutives dans les TSA se révèlent finalement expliquées (en partie tout du moins) par le QI des sujets, plus que la sévérité des symptômes autistiques. Par exemple, les capacités de planification semblent expliquées par le QI des sujets plus que par la sévérité des symptômes autistiques.
Enfin, la dysfonction exécutive n’est pas partagée par toutes les personnes avec autisme. Les données de la littérature sont hétérogènes sur ce sujet, mais ces difficultés pourraient ne concerner que la moitié des personnes avec TSA. De plus, ces dernières peuvent présenter plusieurs « profils » très différents, en fonction des fonctions exécutives défaillantes. Il est capital d’identifier ces profils pour identifier individuellement les difficultés de chaque individu et leur proposer une prise en charge adaptée.
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