Les réseaux sociaux de notre cerveau

 

En 1996, une équipe de scientifiques londoniens publièrent une étude d’imagerie cérébrale qui fera date dans la jeune discipline des neurosciences sociales. Et pourtant, le sujet de cette étude ne porte pas du tout sur ce champ de recherche, mais sur la vision et la perception du mouvement par le cerveau. Au cours de leurs expériences, ces chercheurs ont montré à des volontaires différentes vidéos dans une IRM fonctionnelle, une machine permettant de visualiser l’activité cérébrale. Leur objectif était de déterminer les zones cérébrales spécialisées dans la perception du mouvement. Pour cela, ils présentaient aux sujets de courtes vidéos montrant des points mouvants sur l’écran. Mais sur certaines d'entre elles, le mouvement de ces points n’était pas anodin. En voici un exemple juste après. Que voyez-vous ?


Il y a fort à parier que vous n’avez pas simplement vu des points bouger. Vous avez probablement vu une personne en train de marcher, de nager ou de skier. Le mouvement de ces points n’est pas aléatoire, et décrit des mouvements biologiques que nous arrivons à décoder de façon très intuitive.

Les activations cérébrales lorsque les sujets regardaient ces vidéos étaient très surprenantes. Les chercheurs observaient bien une activation du cortex occipital, et plus précisément certaines régions spécialisées dans la détection des mouvements. Mais ils observaient aussi l’activation d’une petite région corticale au niveau du lobe temporal, qu’on appelle le gyrus temporal supérieur et le sillon temporal supérieur. Cette activation est nettement plus étonnante car ces régions sont alors connues (en 1996) pour être impliquées dans le traitement des sons et des voix.

 

Le sillon temporal supérieur (ou STS, indiqué en rouge, A) est sensibles aux informations auditives (B) et visuelles, en particulier les mouvements biologiques (C).

En effet, depuis le XIXème siècle et les travaux du grand scientifiques Karl Wernicke, on sait que les régions temporales postérieures (dont fait partie le sillon temporal supérieur) sont capitales au décodage des mots que nous percevons ou que nous prononçons. Si cette région est endommagée, les paroles du patient deviennent incompréhensibles et il se trouve en grande difficulté pour comprendre ce qu’on lui raconte.

En 1996, à la sortie de l’étude, on ne connait pas grand-chose d’autre sur ce sillon temporal supérieur, qui apparait bien énigmatique. Mais ces résultats semblent indiquer que cette région cérébrale est sensible à la fois aux stimuli auditifs et visuels. Elle représente en ce sens un cortex dit associatif, dont le rôle est d’intégrer ces différents stimuli en un tout cohérent et de réaliser dessus des fonctions cognitives complexes.

Une telle intégration est parfaitement illustrée par l’effet McGurk. Cette illusion, décrite en 1976, est à la fois très intéressante et reproductible très facilement chez vous. Regardez cette vidéo. Concentrez-vous sur les lèvres de l’individu et sur le son que vous entendez. Quelle syllabe avez-vous perçu dans ces différentes situations ?

 

Cette vidéo est passionnante, en particulier les dernières secondes. Alors que le son est strictement le même ([ba]), votre perception est radicalement différente en fonction d’où votre regard se porte : en regardant le personnage de droite, votre perception sera identique, mais en regardant le personnage de gauche ou du centre, vous percevrez un [fa] ou un [ta] –il s’agit de mes propres distorsions, mais peut être en avez-vous d’autres !

Vous l’avez sans doute deviné, l’effet McGurk se provoque lorsque les stimuli auditif (ici [ba]) et visuels diffèrent : le cerveau semble faire un mélange des deux sons, et nous percevons uniquement le résultat de ce mélange (ici, [ba] + [va] = [fa]). Ce phénomène, qu’on appelle l’effet de fusion, résulte de l’intégration sensorielle des informations auditives et visuelles.

L’effet de fusion n’est pas spécifique de l’effet McGurk, et ce dernier ne peut y être réduit. En effet, l’effet McGurk peut aussi aboutir à l’addition des deux perceptions (par exemple : [ba] + [va] = [ba-va]).

L’effet McGurk a été étudié sous toutes les coutures au fils des années. Il s’agit d’un phénomène particulièrement robuste, qui persiste même quand on le connait bien. De nombreuses études d’imagerie ont tenté de découvrir les bases cérébrales de ce phénomène. Les résultats sont parfois contradictoires, mais plusieurs études depuis les années 2000 ont montré qu’une région semblait particulièrement importante : le sillon temporal supérieur.

Encore lui !

Mais ces études sont incomplètes. En effet, comme la plupart des études d’imagerie, leurs résultats sont purement corrélationnels : elles révèlent bien une activation du sillon temporal supérieur pendant l’effet McGurk, mais elles ne montrent pas que c’est cette région corticale qui est responsable de cet effet. Pour aboutir à une telle conclusion, il faudrait pouvoir détruire cette région, et celle-ci uniquement, puis regarder si l’effet McGurk persiste malgré tout. Si celui-ci disparait, c’est bien que la région lésée en était responsable.

Cependant, vous vous doutez bien qu’une telle expérience est impensable de nos jours, et bafoue l’ensemble des règles éthiques de la recherche et de la médecine.

Fort heureusement, les scientifiques ont actuellement des outils qui leur permettent de mimer, de façon transitoire, des lésions très localisées du cerveau. Grâce à une machine de stimulation magnétique trans-crânienne (ou TMS), on est capable d’activer ou d’inhiber le fonctionnement d’une région précise du cerveau.

Une machine de TMS ressemble à une grosse raquette de ping-pong, qu’on applique contre le crâne d’un individu. Elle contient des bobines qui créent un champ magnétique localisé, qui va interférer avec le fonctionnement des neurones situés juste en dessous –ces derniers communiquant entre eux à l’aide de petits courants électriques le long de leur membrane. Ainsi, en variant les paramètres du champ magnétique, on peut soit dépolariser les neurones ciblés (et donc les stimuler), soit les hyper-polariser (et donc les inhiber). Cet effet ne dure souvent que quelques minutes, et la manipulation est totalement indolore.

 

La stimulation magnétique transcranienne (TMS) permet de créer un champs magnétique localisé (en rouge, A) à la surface du cerveau (cercle vert, A) permettant d'activer ou d'inhiber les neurones qui y sont présents. En pratique, le dispositif ressemble à une grosse raquette de ping-pong qu'on plaque contre le cuir chevelu (B). L'expérience est indolore.

En 2017, des chercheurs américains ont utilisé un tel dispositif pour inhiber la région du sillon temporal supérieur, et mesurer l’effet de cette inhibition sur l’effet McGurk. Et lorsque leur STS était inhibé, les sujets de l’expérience devenaient insensibles à l’interférence : ils avaient tendance à percevoir le stimulus auditif, sans qu’il soit influencé par le stimulus visuel discordant. Par exemple, lorsque l’individu entendait [ba] tout en voyant [ga], il percevait bien [ba] et non pas la forme hybride [da] attendue.

Ce résultat est remarquable à plus d’un titre. D’une part, il valide l’implication du STS dans l’effet McGurk, ce qui n’était pas évident au vue des études précédentes. Et d’autre part, il montre un lien causal entre une région cérébrale et un phénomène psychologique observable. Ce type de lien est particulièrement difficile à mettre en évidence, en particulier en neurosciences.

Ainsi donc, la première étude dont nous parlions en tout début d’article représente l’une des premières preuves du rôle d’intégration sensorielle du STS. Une découverte faite totalement par hasard par des scientifiques qui s’intéressaient à un domaine de recherche bien différent.

Mais ce n’est pas l’unique raison qui rend cette étude passionnante.

Comme nous le disions plus haut, les stimuli visuels mouvants que les scientifiques avaient présentés aux sujets de l’expérience n’étaient pas anodins : ils avaient une forte connotation biologique, que nous percevons tous assez naturellement.

A la suite de cette étude pionnière, de nombreux scientifiques ont ensuite cherché à comprendre plus finement le rôle du sillon temporal supérieur. Au-delà du mouvement de simples points sur un écran noir, de nombreuses études ont montré qu’il s’activait lors de tout mouvement du corps ou du visage. C’est ainsi qu’il a été considéré comme un centre spécialisé dans l’analyse des mouvements biologiques.

Mais d’autres études ont aussi montré que le STS s’activait lorsqu’on regardait dans les yeux d’un interlocuteur. Il serait donc impliqué aussi dans l’analyse du regard des autres, et en particulier de la direction de ce regard.

D’autres études encore ont montré que le STS était activé à l’écoute de voix humaines, ou de voix familières, mais aussi de bruits de pas, de bâillements ou de mâchonnements.

Ainsi donc, le rôle du sillon temporal supérieur va bien au-delà de la simple intégration sensorielle, ou de l’analyse des mouvements biologiques. Il s’agit d’une structure capitale dans le traitement des informations humaines, et plus encore, des informations sociales.

Les interactions sociales nécessitent un vaste ensemble de compétences cognitives dans lesquelles le cerveau humain s’est progressivement spécialisé. Elles se basent en premier lieu sur une bonne perception des informations sociales de l’environnement, comme l’expression du visage, la direction du regard et la voix de nos interlocuteurs. Mais même une fois perçues, il faut pouvoir les interpréter  correctement : savoir que des sourcils froncés peut marquer la colère, que cette colère peut s’expliquer par le fait que vous venez d’emboutir la voiture de votre interlocuteur, ect…

Tout ce travail de perception et d’interprétation, toutes les opérations cognitives qui les sous-tendent, sont réalisés au sein d’un vaste réseau cérébral, qu’on regroupe sous le terme de cerveau social. Les réseaux du cerveau social sont largement distribués au sein de notre cerveau, et incluent de nombreuses régions corticales comme le cortex préfrontal et cingulaire, l’insula et le sillon temporal supérieur, ou d’autres régions plus profondes comme l’amygdale. 

 

Anatomie du cerveau social, qui comprend plusieurs régions fortement interconnectées comme l'amygdale (vert), l'insula (jaune), le sillon temporal supérieur (rouge), le cortex préfrontal (la région grisée à l'avant du cerveau) et cingulaire (violet).

Ainsi, il est important de préciser dès maintenant qu’il ne faut pas réduire le sillon temporal supérieur à « l’aire de la sociabilité » ou des compétences sociales. Les tâches réalisées par le STS vont bien au-delà (pensez à l'effet McGurk), et les opérations cognitives sociales impliquent un nombre bien plus vaste de régions cérébrales.

Mais le STS représente un hub, un carrefour majeur dans le réseau du cerveau social.

Une étude originale, publiée en 2011, vient d’ailleurs parfaitement l’illustrer.

A l’échelle d’une population, le développement d’une faculté particulière entraîne souvent une hypertrophie des aires cérébrales impliquées dans cette faculté. Partant de ce principe, des chercheurs anglais ont tenté de corréler les capacités sociales d’étudiants à l’université avec la forme de leur cerveau, qu’ils mesuraient grâce à une IRM.

Et pour estimer les capacités sociales de ces étudiants, ils ont utilisé… leur nombre d’amis sur Facebook.

Leurs résultats sont passionnants. Les scientifiques découvrirent que le nombre d’amis sur Facebook était lié au volume de plusieurs régions cérébrales à travers le cerveau, et en particulier… le sillon temporal supérieur !

Il est important de préciser que ce résultat n’est qu’une corrélation, et non pas une causalité comme c’est le cas dans l’étude précédente concernant l’effet McGurk. En effet, nous ne pouvons pas conclure, juste devant ce résultat, si c’est un STS plus volumineux qui permet de meilleures compétences sociales et donc un plus grand nombre d’amis sur Facebook, ou au contraire si le fait d’être exposé à de nombreux amis sur Facebook (et donc à un grand nombre d’informations sociales) nous permet de nous perfectionner en cognition sociale et donc de faire grossir notre STS. On un mélange des deux.

On peut de plus se demander si le nombre d’amis que nous avons sur Facebook reflète bien nos aptitudes sociales réelles. C’est pour cela qu’en plus de se baser sur les réseaux sociaux, les scientifiques de l’étude ont aussi évalué les capacités sociales de leurs sujets dans la vie réelle, grâce à un questionnaire standardisé. Et ils ont retrouvé à nouveau une corrélation entre les capacités sociales et le volume du STS.

 

Le cerveau est divisé en plusieurs lobes, dont le lobe temporal (bleu, A) au sein duquel se trouve une structure essentielle à notre mémoire, l'hippocampe (B).

Il est intéressant de remarquer une différence dans ces corrélats cérébraux entre les aptitudes sociales réelles et en ligne : le volume de l’hippocampe (pour être plus précis, du cortex entorhinal juste à côté) était uniquement lié au nombre d’amis sur Facebook, et pas dans la vie réelle. Cette structure cérébrale, située dans les profondeurs du lobe temporal, est capitale pour notre mémoire. Les scientifiques pensent que cela s’explique par le nombre de liens sociaux sur Facebook, qui sont significativement plus élevés que les relations que nous avons dans notre vie quotidienne : ainsi, les réseaux sociaux sont plus exigeant vis à vis de notre mémoire par rapport à nos relations sociales réelles. Les réseaux sociaux activeraient des régions cérébrales différentes que nos interactions sociales dans la vie réelle ! 

Le cerveau social et le sillon temporal supérieur sont actuellement sujets à une recherche très intensive, en particulier dans le cadre d’un trouble psychiatrique qui se caractérise principalement par des difficultés d’interactions sociales : les troubles du spectre de l’autisme. Nous le verrons dans un prochain article, la recherche sur le sujet et extrêmement prometteuse et pourrait même aboutir à certains types très novateurs de prise en charge. 



SOURCES :

- Howard, R. J., et al. "A direct demonstration of functional specialization within motion-related visual and auditory cortex of the human brain." Current Biology 6.8 (1996): 1015-1019.

- Hickok, Gregory, and David Poeppel. "The cortical organization of speech processing." Nature reviews neuroscience 8.5 (2007): 393-402.

- Beauchamp, Michael S., Audrey R. Nath, and Siavash Pasalar. "fMRI-Guided transcranial magnetic stimulation reveals that the superior temporal sulcus is a cortical locus of the McGurk effect." Journal of Neuroscience 30.7 (2010): 2414-2417.

- Beauchamp, Michael S. "The social mysteries of the superior temporal sulcus." Trends in cognitive sciences 19.9 (2015): 489-490.

- Saitovitch, A., et al. "Social cognition and the superior temporal sulcus: implications in autism." Revue neurologique 168.10 (2012): 762-770.

- Kanai, Ryota, et al. "Online social network size is reflected in human brain structure." Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences 279.1732 (2012): 1327-1334.


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Par Eric Wassermann, M.D. — Wassermann, Eric. Transcranial Brain Stimulation. Behavioral Neurology Unit. National Institute of Neurological Disorders and Stroke, National Institutes of Health, United States Department of Health and Human Services. Archived from the original on 2013-10-29. Retrieved on 2013-10-29., Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=8674469 

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Par Henry Vandyke Carter — Henry Gray (1918) Anatomy of the Human Body (See "Livre" section below)Bartleby.com: Gray's Anatomy, Planche 739, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=3907047 

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