QUI A PEUR DE VIRGINIA WOOLF ?
« Who’s afraid of Virginia Woolf » est l’un des
grands chefs d’œuvres du 7ème art. Produit en 1966 à partir de la
pièce de théâtre éponyme, le film remporta pas moins de 5 Oscars dont celui de
la meilleure actrice pour Elisabeth Taylor, qui interprète le rôle principal.
Le film nous plonge dans la crise sentimentale traversée par
Martha et George, qui s’aiment autant qu’il se détestent. Le temps d’une nuit
et de l’arrivée inopinée d’un couple de nouveaux-venus, nous voilà transporté
dans les profondeurs de l’âme humaine et des relations amoureuses
destructrices. La tension psychologique est présente jusqu’à la dernière minute
du film.
Le film qui justement se clôture par George qui entonne
« Who’s afraid of Virginia Woolf », sur l’air bien connu des 3 petits
cochons (« Qui a peur du grand méchant loup »).
Une histoire tragique
Adeline Virginia Stephen nait le 22 janvier 1882 à Londres.
Elle grandit au sein d’une large famille recomposée, ses parents étant chacun
veufs et ayant déjà eu des enfants de leur premier mariage.
Dire que la petite Virginia eu une vie difficile est un
euphémisme. En 1895, elle perd sa mère, qui meure de l’influenza. Virginia,
dont on peut connaître avec détails ses pensées par le biais du journal intime
que l’on peut encore lire aujourd’hui, fut victime à ce moment-là de son
premier épisode maniaco-dépressif. Elle alterne alors les phases de grande
excitation au cours desquelles elle est très irritable, et les phases d’intense
et profonde tristesse.
Le jour de la mort de
sa mère, alors qu’elle est conviée pour voir le corps, Virginia écrivit :
"I remember very
clearly how even as I was taken to the bedside I noticed that one nurse was
sobbing, and a desire to laugh came over me, and I said to myself as I have
often done at moments of crisis since, “I feel nothing whatever”. Then I
stooped and kissed my mother’s face. It was still warm."
A Sketch of the Past
Deux ans plus tard, c’est sa demi-sœur qui décède d’une
péritonite. Le père de Virginia, Leslie Stephen, s’inquiète de voir sa fille à
nouveau plonger dans un état de grande nervosité et d’anxiété. De plus,
Virginia est victime, pendant plusieurs années dans son enfance, d’abus sexuels
répétés de la part de ses demi-frères.
En 1904, la mort de son père la plonge dans un désarrois
encore plus profond. Son état d’excitation, d’anxiété, de tension fut tel que
l’internement devint inévitable. Pire que cela, prise de délire, elle tenta de
se défenestrer. Fort heureusement, la fenêtre n’était pas assez haute et la
chute ne lui fut pas fatale.
Au cours de cette hospitalisation, elle fut prise en charge
par le docteur Savage qui lui prescrit alors une toute nouvelle thérapie :
la cure de repos. Au cours de celle-ci, il était rigoureusement interdit au
patient de se lever de son lit… pendant 6 à 8 semaines. Comme si cela
n’ était déjà suffisamment étouffant, il était aussi interdit de lire ou de
faire une quelconque activité, si ce n’est se laver les dents. Même pour
manger et se retourner dans son lit, les patients devaient nécessairement
demander l’aide d’une infirmière.
Joie.
Virginia se maria avec l’écrivain Leonard Woolf en 1912. Ce
n’est qu’un an plus tard qu’elle fut à nouveau victime d’une nouvelle crise
maniaco-dépressive, accompagnée cette fois d’hallucinations auditives. Elle
tenta à nouveau de se suicider, et n’en réchappa que par la prise en charge
rapide des médecins.
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Virginia et Leonard Woolf |
Les années 20 constituèrent l'apogée de sa carrière d'auteure, avec notamment Orlando, Une chambre à soi, et bien entendu Mrs Dalloway, qui figurent parmi les plus grands ouvrages du XXème siècle.
Jusqu’à la fin de sa vie, Virginia Woolf alterna entre
phases de grande agitation et de profondes et douloureuses dépressions. Si
certains médecins ont affirmé le diagnostic de stress post-traumatique –elle ne
manquait pas de traumatismes psychiques-, il apparaît clairement qu’elle était
atteinte d’un trouble maniaco-dépressif –appelé de nos jours trouble bipolaire.
Le trouble bipolaire se caractérise par une alternance plus
ou moins rapide entre un état dit maniaque et des phases de profonde dépression.
L’état maniaque correspond à une exaltation de l’humeur du patient. C’est une
phase au cours de laquelle son énergie est décuplée, ses pensées accélérées. Il
dort et mange peu –sans ressentir ni faim ni fatigue. Cet état maniaque est
contrebalancé par de profondes phases de dépression qui correspond aux
symptômes en miroir.
Pour objectiver ces différentes phases, le psychiatre peut
demander à son patient de tracer un diagramme de son humeur, qui permet
d’identifier les 2 grands syndromes du trouble qui rythment la vie des patients.
On retrouve très bien les symptômes du trouble bipolaire
dans le journal intime de Virginia Woolf, par exemple le 31 juillet 1926 :
We came on Tuesday,
sank into a chair, could scarcely rise; everything insipid; tasteless,
colourless. Enormous desire for rest. Wednesday - only wish to be alone in the
open air. Air delicious - avoided speech; could not read. Thought of my own
power of writing with veneration, as of something incredible, belonging to
someone else; never again to be enjoyed by me. Mind a blank. Slept in my chair.
Thursday. No pleasure in life whatsoever.
Virginia Woolf est atteinte d’une forme particulière de
trouble bipolaire qui ne correspond pas à la forme habituelle. En effet, les
épisodes maniaco-dépressifs durent classiquement plusieurs jours alors qu’ils
durent à peine plus d’une journée chez l’écrivaine. L’âge de début est aussi
plus précoce que la normale -13 ans versus 15-25 ans.
Il faut de plus souligner que les symptômes psychotiques
dont elle fut victime –le délire et les hallucinations- ne font pas partie du
trouble bipolaire en tant que tel, mais peuvent y être associés. Le trouble
bipolaire est un trouble de l’humeur, qui va osciller entre le négatif –la
dépression- et le positif –la manie- sans arriver à se fixer dans un juste milieu.
Au contraire, les troubles psychotiques sont caractérisés par une perception
anormale de la réalité, que ce soit une perception sans objet –une
hallucination- ou une interprétation erronée des perceptions –les idées
délirantes.
Une prédisposition génétique
De nombreuses équipes de recherche à travers le monde
étudient le trouble bipolaire, et plusieurs hypothèses sont explorées.
Il apparait certain que le trouble a une forte
prédisposition génétique. Ainsi, si le risque d’être bipolaire dans la population
générale est de moins de 2%, il grimpe à presque 70% si votre frère jumeau (sœur jumelle) est
atteint. Cette vulnérabilité génétique est particulièrement bien illustrée à
travers l’histoire de Virginia Woolf : son père était victime de symptômes
similaires, son grand père souffrait semble-t-il de dépression, sans oublier
son propre demi-frère qui abusa d’elle dans sa jeunesse.
Plusieurs gènes ont été identifiés, et il semble que le
trouble bipolaire résulte d’interactions très complexes entre eux. Parmi ces
gènes, de nombreux codent des protéines impliquées dans le système des
neurotransmetteurs, de petites molécules permettant aux neurones de communiquer
entre eux au niveau de connexions appelées synapses. Il semblerait que la
sérotonine soit particulièrement impliquée dans le trouble, comme en atteste
l’efficacité démontrée des antidépresseurs –qui augmentent la concentration de
sérotonine dans le cerveau- sur les patients. De plus, l’administration de
certains antihypertenseurs –on parle bien là de pression artérielle-, dont on
sait qu’un des effets indésirables est de diminuer la concentration cérébrale
de sérotonine, a tendance à aggraver les symptômes dépressifs. D’autres études
se focalisent sur la dopamine et la noradrénaline, deux autres
neurotransmetteurs qui semblent eux aussi être impliqués.
Un ensemble de petites anomalies cérébrales, que les
chercheurs peuvent décrire grâce à l’imagerie, semblent en faveur d’un
développement anormal du cerveau au cours de l’enfance et de l’adolescence. Il
s’agit là d’un champs de recherche en plein essor et très prometteur, qui ne s’attache
pas seulement à décrire les anomalies cérébrales de façon ponctuelle, mais
aussi de manière dynamique en étudiant les anomalies précoces du cerveau, au
cours de son développement dans l’enfance et pendant l’adolescence.
Chez les sujets bipolaires, certaines régions impliquées
dans les fonctions cognitives comme le cortex préfrontal sont anormales. Il est
par ailleurs très intéressant de noter que le cortex préfrontal est plus fin
non seulement chez les sujets bipolaires, mais aussi chez les membres de leur
famille proche, même si ceux-ci ne développent aucun symptômes.
L’amygdale, une région du cerveau impliquée dans la
reconnaissance des émotions, connaît elle aussi un développement anormal. Alors
que sa taille diminue normalement au cours de l’adolescence, plusieurs études
ont montré qu’elle a plutôt tendance à augmenter chez les individus bipolaires.
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Le cortex préfrontal et l'amygdale sont deux régions cérébrales dont les développement est altéré chez les patients bipolaires. |
Il faut toutefois noter que les résultats de ces études d’imagerie
sont pour le moment contradictoires et qu’il est difficile d’en tirer un
consensus scientifique clair. Néanmoins, l’hypothèse d’un trouble du
développement cérébral est tout à fait crédible.
Enfin, et comme c’est le cas dans la vie de Virginia Woolf,
l’existence de traumatismes psychiques dans l’enfance semble très fortement
corrélée avec l’apparition d’un trouble bipolaire dans les années suivantes. C’est
particulièrement le cas pour les cas de maltraitance ou d’abus sexuel. Par la
suite, n’importe quel évènement stressant peut provoquer une rechute. Il peut
s’agir du décès d’un proche, d’un déménagement et même d’un accouchement –qui
est une situation particulièrement à risque. Une rechute peut aussi être
déclenchée par une prise de drogue ou le manque de sommeil.
C’est pour cela qu’un aspect important du traitement des
personnes bipolaire concerne l’aménagement des rythmes de vie, visant à obtenir
un cadre de vie structuré pour éviter manque de sommeil ou sources de stress.
Par ailleurs, le traitement pharmacologique du trouble bipolaire se base
principalement sur le lithium, un ion dit « thymorégulateur » capable
de réguler les variations de l’humeur, dans un sens comme dans l’autre.
Le lithium ne commença à être utilisé dans le trouble
bipolaire qu’à partir de 1949, et Virginia Woolf n’y eut donc pas accès. Le 28
mars 1941, en pleine phase dépressive, elle remplit les poches de son manteau
de lourdes pierres et marcha vers la rivière Ouse, tout près de chez elle. Son
corps fut retrouvé 3 semaines plus tard.
Dearest,
I want to tell you
that you have given me complete happiness. No one could have done more than you
have done. Please believe that. But I know that I shall never get over this:
and I am wasting your life. It is this madness. Nothing anyone says can
persuade me. You can work, and you will be much better without me. You see I
cant write this even, which shows I am right. All I want to say is that until
this disease came on we were perfectly happy. It was all due to you. No one
could have been so good as you have been, from the very first day till now.
Everyone knows that.
Virginia Woolf à son
mari, le 28 mars 1941
SOURCES :
- Hamdani, N., & Gorwood, P. (2006). Les
hypothèses étiopathogéniques des troubles bipolaires. L'Encéphale, 32(4),
519-525.
- Koutsantoni, K. (2012). Manic depression in
literature: the case of Virginia Woolf. Medical humanities, 38(1),
7-14.
- Boeira, M. V., Berni, G. D. Á., Passos, I.
C., Kauer-Sant’Anna, M., & Kapczinski, F. (2017). Virginia Woolf,
neuroprogression, and bipolar disorder. Revista Brasileira de Psiquiatria,
39(1), 69-71.