DANS LES PENSÉES D'UN COWBOY SOLITAIRE
Pendant plusieurs décennies, les rumeurs les plus folles circulèrent à New-York à propos des frères Collyer. Les 2 hommes, issus d’une famille très riche de la ville, vivaient en ermites depuis la mort de leurs parents, reclus dans leur maison en plein cœur de Manhattan. Homer, le plus âgé des deux, était aveugle et paraplégique, si bien que son cadet, Langley, passa toute sa vie à s’occuper de lui.
On les voyait accumuler toute sorte d’objets dans cette
maison, et personne ou presque n’était autorisé à y rentrer.
Jusqu’à un beau jour de 1947 où les frères ne donnèrent plus
signe de vie. La police fut appelée, on craignait qu’ils soient morts à leur
domicile.
Mais les autorités ne purent entrer dans la demeure,
l’entrée étant complètement barrée par un
mur d’immondices et de vieux journaux. Il leur fallut une échelle pour
accéder à l’intérieur, en passant par la fenêtre du 2ème
étage !
La stupéfaction les pris une fois rentrés : ils se
retrouvèrent face à des tonnes et des tonnes de déchets, d’objets et de vieux
journaux, accumulés compulsivement au fil des années.
Logement des frères Collyer, à New York |
Après 2 heures de recherches dans ce capharnaüm, le corps
sans vie d’Homer fut retrouvé parmi les immondices. Mais Langley était toujours
introuvable. Une enquête fut lancée et un avis de recherche diffusé dans tout
le pays pour retrouver le frère manquant.
Pendant ce temps-là, les autorités commencèrent à vider la
centaine de tonnes d’objets (!!!) accumulés dans les pièces de la maison. Pas
moins de 25 000 livres furent comptabilisés, mais aussi un piano et même,
selon certains, les os d’une patte de cheval !
Les policiers purent découvrir tous les stratagèmes mis en
place par le plus jeune frère pour empêcher quiconque d’entrer (en particulier
les voleurs), et notamment de longs tunnels très étroits, cheminant dans les
profondeurs des montagnes de détritus présents dans les différentes pièces de
la maison.
Tunnel dans lequel le corps de Langley fut découvert, 3 semaines après son frère. |
C’est dans l’un de ces tunnels que le corps décomposé de
Langley fut découvert, 3 semaines après son frère Homer. Le scénario retenu est
que Langley serait mort étouffé par les objets qu’il avait accumulés lorsque le
tunnel s’effondra sur lui. Homer, qui dépendait exclusivement de son frère pour
se nourrir, serait ensuite mort de soif quelques jours plus tard.
Cette accumulation pathologique d’objet est appelée en
psychiatrie syllogomanie. Elle
s’inscrit dans le cadre d’un syndrome plus général, le syndrome de Diogène. Outre la syllogomanie, le syndrome de Diogène
regroupe un certain nombre de symptômes parmi lesquels une négligence de sa
propre hygiène ou celle de son habitat, un isolement social ou un déni de la
maladie, qui s’inscrivent dans un contexte global de rejet du monde extérieur.
Ce syndrome porte en réalité bien mal son nom, qui a été
attribué en 1975 par un médecin anglais. En effet, si Diogène de Sinope,
philosophe du 4ème siècle avant JC, prônait une vision minimaliste
du confort et un principe d’autosuffisance, ce n’était pas en rejet suspicieux
du monde extérieur comme on peut le voir dans le syndrome, mais parce qu’il
encourageait une vie plus en accord avec la nature. S’il vivait dans un
tonneau, c’était pour mettre l’accent sur la futilité de certains de nos
besoins et pas parce qu’il encourageait une vie à l’écart du reste du monde.
Diogène de Sinope, vivant dans son tonneau. |
Quoiqu’il en soit, ce nom contribua à rapidement
démocratiser ce tableau clinique qui touche principalement les personnes âgées
vivant seules –même si cela n’empêche pas certains jeunes d’être atteints.
Le syndrome de Diogène n’est pas reconnu comme une maladie à
part entière par le corpus médical. Il s’intègre plus ou moins dans un certain
nombre de pathologies, et en particulier dans le grand groupe des démences. Il
n’est en effet pas rare de voir des personnes démentes négliger leur santé,
leur hygiène corporelle et celle de leur logement. En particulier, le syndrome
de Diogène est souvent associé à la démence
fronto-temporale.
La démence fronto-temporale est une maladie particulièrement
terrible au cours de laquelle les lobes frontaux et temporaux se détruisent
progressivement, sans que l’on sache pourquoi ni comment, et sans que l’on
puisse agir dessus.
Les premiers symptômes sont très discrets, si bien que les
patients tardent à consulter un médecin. Ce ne sont pas en réalité les patients
qui demandent à consulter mais plutôt les proches car une des caractéristiques
majeures de la démence fronto-temporale est l’anosognosie : le patient n’est à aucun moment conscient de sa
maladie, et ne cherche donc pas d’aide –médicale, ou auprès de ses proches.
La maladie peut toucher différemment les lobes frontaux ou
temporaux, et donc engendrer des symptômes très différents d’un patient à
l’autre. Si c’est le lobe frontal qui est principalement atteint, le patient
sera plutôt victime d’une réduction de ses intérêts et se renfermera sur
lui-même, en évitant les contacts avec le monde. Au contraire, si c’est le lobe
temporal qui est le plus touché, le patient va être anormalement demandeur de
contact social, ce qui peut aboutir à des situations criminelles –attouchement,
pédophilie etc… Ces situations vont être d’autant plus instables que le patient
n’a alors plus la notion du danger.
Destruction des lobes frontaux lors de la démence fronto-temporale. |
Ces situations sont très difficiles à vivre pour les proches
du malade, d’autant plus que la personnalité de celui-ci change
considérablement : ses habitudes changent, sa personnalité aussi. A cela
s’ajoute aussi une indifférence affective de plus en plus marquée au fur et à
mesure que la maladie progresse.
Cette indifférence affective a une origine triple :
d’une part, le malade reconnait et exprime de plus en plus difficilement ses émotions,
et d’autre part il est de moins en moins capable d’empathie.
Bien entendu, le langage est lui aussi impacté. Au début de
la maladie, les troubles sont légers et le malade a seulement tendance à
répéter tout ce qu’on lui dit, ne trouve plus ses mots et articule mois bien. Progressivement,
le vocabulaire sera de plus en plus restreint et la lecture, l’écriture et la
parole seront de plus en plus difficiles.
Enfin, les symptômes peuvent s’agglomérer dans un syndrome
de Diogène si le patient commence à se négliger et à accumuler compulsivement
les objets qui lui paraissent important.
Au fil de la maladie, l’apathie du patient s’aggravera de
plus en plus, tout comme son mutisme, le collectionnisme et l’indifférence
affective. Le patient a tendance à passer l’intégralité de son temps allongé
sur son lit à ne rien faire.
Bien qu’elle soit très variable, l’espérance de vie une fois
que le diagnostic de démence fronto-temporale est posé excède rarement 10 ans.
De plus, les premiers symptômes faisant souvent évoquer une
origine psychiatrique et non neurologique, il existe un grand retard dans la
prise en charge de ces patients, qui consultent souvent en premier lieu un
psychiatre. Cette erreur d’orientation est souvent difficile à vivre pour les
proches, et souvent la mise en évidence d’une cause neurologique permet de les
déculpabiliser un petit peu.
Les conséquences et les aboutissements de la démence
fronto-temporale sont donc funestes. Pourtant, il existe certaines situations
où la maladie peut avoir des répercussions… inattendues.
C’est ce que rapportèrent 2 médecins stéphanois en 2002 dans
la revue Neurology. Ils avaient eu
l’occasion de suivre un métallurgiste retraité de 70 ans, touché par une
démence fronto-temporale depuis 5 ans déjà.
La maladie avait commencé à se déclarer par des crises de
boulimies et une perte des mots. Le diagnostic avait rapidement été posé grâce
à un scanner cérébral qui avait clairement montré la destruction des lobes
frontaux et temporaux. Son état s’était ensuite progressivement aggravé jusqu’à
son 70ème anniversaire : il était alors totalement insensible
aux émotions et en particulier de sa femme, qui s’occupait de lui tous les
jours. Toute la journée grabataire dans son lit, muet et inerte, il entrait
dans le stade terminal de la maladie.
C’est à ce moment-là que sa femme lui mit un feutre dans la
main.
Et il commença à dessiner.
Lui, que l’on croyait paralysé, dément, apathique, se mit à
dessiner intensément, tous les jours. Lui qui n’avait jamais eu un penchant
pour l’art, réalisa des dizaines de toiles. Lui qui perdait la raison, couchait
sur le papier les pensées qui traversaient son esprit malade.
Parmi les sujets les plus récurrents, il y avait ce cowboy
dessiné au feutre noir, avec son chapeau. Sa femme raconta aux médecins qu’il
s’agissait selon elle d’un autoportrait : il avait en effet travaillé
plusieurs années, dans sa jeunesse, dans une ferme où il portait le même type
de chapeau. Cela lui avait valu le surnom affectueux de « cowboy ».
Lorsque sa femme lui annonça le décès de sa mère, il ne
montra aucune réaction, comme s’il était insensible à l’émotion, comme s’il
était incapable de ressentir la moindre tristesse à la mort de sa propre mère.
Et pourtant, lorsque sa femme regarda ses dessins ce
soir-là, elle vit dessiné sur le papier une tête de mort, et une église.
Le cowboy, dont la raison s’évaporait de jour en jour,
couchait sur le papier ses ultimes pensées.
SOURCES :
- Antérion, C. T., Honoré-Masson, S.,
Dirson, S., & Laurent, B. (2002). Lonely cowboy’s thoughts. Neurology, 59(11),
1812-1813
- Lebert, F.,
& Pasquier, F. (2008). [Frontotemporal dementia: behavioral story of a
neurological disease]. Psychologie
& neuropsychiatrie du vieillissement, 6(1), 33-41.
- Cipriani, G., Lucetti, C.,
Vedovello, M., & Nuti, A. (2012). Diogenes syndrome in patients suffering from
dementia. Dialogues Clin Neurosci, 14(4),
455-460.
- Insalubrité morbide, syndrome de
Diogène et santé publique. Reine Roy, Pierre Auger. (2005)
- Les démences fronto-temporales,
Encyclopédie Orphanet grand public (2007).