LE RÉSEAU DU LANGAGE... DES SIGNES EST-IL A GAUCHE ?
Bonjour ! Ça va ? |
En 1760, Charles-Michel de l’Epée, aussi appelé l’abbé de
l’Epée, rencontra dans les rues de Paris 2 sœurs sourdes communiquant par de
mystérieux signes. Leur précepteur venant de décéder quelques mois plus tôt, il
se proposa de poursuivre leur enseignement.
C’est à cette occasion qu’il fonda chez lui un institut de
formation pour les jeunes sourds de Paris. Il y étudia la langue des signes
(qui lui était au départ totalement inconnue) autant que ses élèves. Il chercha
à comprendre ses subtilités et chercha à l’optimiser. Son travail fut à
l’origine de la langue des signes française actuelle.
Lors de la Révolution Française, son œuvre sera honorée et
sur les traces de son école fut créée l’Institution des Sourds de Naissance qui
deviendra par la suite l’Institut des Jeunes Sourds de Paris, qui existe encore
de nos jours.
Il ne faut cependant pas croire qu’à l’instar du braille, la
langue des signes fut créée de toute pièce par un esprit génial. Ce type de
langage est parlé depuis des millénaires.
« Si nous étions
privés de langue et de voix, et que nous voulussions nous désigner mutuellement
les choses, ne chercherions-nous pas à nous faire comprendre, comme les muets,
au moyen des signes de la main, de la tête et de tout le corps ? »
Cratyle, Platon
De plus, il ne faut pas non plus penser la langue des signes
comme une simple retranscription de la langue parlée locale. Il s’agit d’une
langue propre, qui certes ne s’appuie pas sur la modalité auditive classique,
mais sur une modalité visuelle, et qui s’articule autour d’une syntaxe et d’une
grammaire qui lui est propre.
Par ailleurs, il est tout aussi faux de parler
« d’une » langue des signes : il existe des centaines de langues
signées différentes à travers le monde, qui changent en fonction des pays et
des continents. Il existe ainsi une langue des signes allemande, algérienne,
américaine…
Elle est reconnue en France comme une langue à part entière,
et l’Etat est dans l’obligation de permettre à un enfant sourd de pouvoir
l’apprendre.
Les langues des signes sont donc, d’un point de vue
linguistique et politique, considérées comme des langues à part entière. Mais
qu’en est-il d’un point de vue cérébral ? Parler en langue des signes
met-il en jeu les mêmes réseaux cérébraux que le langage parlé ?
Entre 3 et 6 mois, un enfant entendant commence à prononcer
ses premières syllabes : il babille. Quelques mois plus tard, il est
capable de les répéter une syllabe 2 fois de suite : c’est à ce moment-là
qu’il prononce son premier « papa » ou « maman ».
Lorsqu’un enfant sourd est élevé par ses parents eux-mêmes
sourds, il n’est alors exposé qu’à un seul type de langage : celui des
signes. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, on observe alors, tout
comme un enfant entendant, un babillage (signé !) chez les bébés
sourds !
Tout comme les bébés entendant recherchent à imiter les sons
qu’ils entendent, les enfants sourds cherchent à imiter les gestes qu’ils
voient. Ces gestes sont très différents des gestes des enfants entendant du
même âge : ce sont véritablement des ébauches de mots signés. Le
développement du langage parlé et du langage signé semble donc se faire de manière
très similaire chez le bébé –bien que les modalités soient différentes.
De plus, le cerveau semble très tôt distinguer la langue des
signes de la gestuelle habituelle. En 1999, une chercheuse strasbourgeoise décrivit
le cas d’un enfant sourd âgé de 5 ans, dont les crises d’épilepsie dont il
était victime le rendaient incapable de communiquer en langue des signes. Il
était en revanche très doué pour le mime ! Ces 2 systèmes gestuels, l’un
verbal et l’autre non-verbal, seraient donc dissociés dans notre cerveau.
Il est donc fort probable que le cerveau interprète bien la
langue des signes comme une langue à part entière, très différente de la
gestuelle habituelle, et avec un statu égal à une langue parlée !
Mais cela implique-t-il les mêmes réseaux neuronaux qu’une langue parlée ?
Depuis près de 150 ans et la découverte fondamentale
de Paul Broca, nous savons que les réseaux du langage sont latéralisés du côté
gauche chez la plupart d’entre nous. De plus, l’hémisphère droit est
traditionnellement plus impliqué dans les tâches visuo-spatiales (saisir un
objet devant soit par exemple…).
Il ne serait donc pas surprenant que la langue des signes,
qui nécessitent une vraie expertise visuo-spatiale, au contraire des langues
parlées, mettent plutôt en jeu l’hémisphère droit que gauche.
En 1986, une occasion rare fut donnée au scientifique (de
génie) Antonio Damasio d’étudier la latéralisation cérébrale chez une patiente
entendant et sachant parler la langue des signes. Elle devait être
prochainement opérée du lobe temporal droit, siège d’une grave épilepsie.
Damasio et ses collègues en profitèrent pour lui faire
effectuer toutes sortes de tests et parmi eux, le fameux test de Wada.
Le test de Wada, du nom de son inventeur japonais en 1949,
consiste tout simplement à anesthésier sélectivement l’un des 2 hémisphères et
à observer les conséquences que cela engendre. Pour cela, on injecte un produit
anesthésiant directement dans la carotide du patient. Comme chacune de nos 2
carotides perfuse un hémisphère (mis à part quelques mélanges au niveau du
trigone de Willis, pour les puristes), il est ainsi possible d’endormir seulement
l’un des deux hémisphères.
Lors du test de Wada, on injecte un produit anesthésique dans l'artère carotide du sujet, pour endormir sélectivement l'un de ses 2 hémisphères cérébraux. |
L’équipe de Damasio anesthésia l’hémisphère gauche de leur
patiente et observa les effets que cela produisait. Dès qu’il fut anesthésié, la
patiente devint incapable de dire un mot, que ce soit en anglais ou en langue
des signes !
Les 2 langues, malgré le fait qu’elles utilisent des
modalités différentes (orale vs visuelle) sont donc latéralisées du même côté, le gauche !
La patiente fut ensuite opérée et son lobe temporal droit
lui fut retiré. A son réveil, elle était tout à fait capable de discuter, en
anglais ou en langue des signes. Si les réseaux neuronaux du langage signé
étaient à droite, on se serait au contraire attendu à ce qu’elle devienne
aphasique au sortir de l’opération.
Cependant, peut-être que le lobe temporal droit est
important pour l’apprentissage et non pour la production d’une langue signée.
Sur ce point, l’étude ne permet pas de répondre…
A l’instar d’une langue parlée, une langue signée semble
donc être latéralisée à gauche. Mais cela ne nous dit pas si les régions
cérébrales impliquées sont les mêmes dans les deux cas…
C’est pour cela que l’équipe de Damasio a non seulement fait
passer à leur patiente le test de Wada, mais aussi un examen d’imagerie
permettant de visualiser les activations cérébrales, la SPECT. Lorsqu’ils lui
demandèrent de parler en anglais, les aires de Broca et de Wernicke gauches
(traditionnellement impliquées dans le langage parlé) s’activèrent. Et
lorsqu’il lui fut demandé de parler en langue des signes, les 2 mêmes régions
s’activèrent !
Cela serait donc le même réseau neuronal qui sous-tendrait
le langage parlé et le langage signé !
Ces observations sont confirmées par des cas de patients
sourds qui deviennent aphasiques (ils deviennent donc incapables de parler en
langue des signes) après avoir été victimes d’accidents vasculaires cérébraux
du côté gauche.
Le fait que ce soit les mêmes réseaux neuronaux mis en jeu
entre une langue parlée et signée est très intéressant dans la compréhension du
traitement cérébral du langage. Cela veut dire en effet que les codes
grammaticaux et « phonétiques », codés au niveau des régions
temporales postérieures (dont fait partie l’aire de Wernicke) sont
indépendantes de la modalité. Il s’agit d’un savoir abstrait qui n’est pas
attaché à une perception auditive ou visuelle.
De plus, on sait que l’aire de Broca est très impliquée chez
les personnes entendantes dans les coordinations motrices extrêmement complexes
qui permettent l’articulation. Sa destruction peut engendrer des troubles
caractéristiques comme une aphasie, ou si la lésion est incomplète, un bégaiement par exemple. Chez une personne sourde, cette région
est aussi impliquée dans l’articulation, qui se traduit ici par la précision
des gestes.
La « culture sourde » est extrêmement riche :
la langue des signes n’en représente qu’une partie. Cette richesse est parfois
difficilement cernable pour un entendant. C’est je pense sur cette fracture que
se positionne les conflits concernant l’appareillage des jeunes enfants sourds.
Grâce aux progrès médicaux, les médecins peuvent aujourd’hui
diagnostiquer dès la naissance une surdité et la traiter avec succès. Chez certains
enfants, une implantation cochléaire permet de leur restituer une audition
normale.
Cette opération provoque la réticence de certaines
associations qui crient à la destruction d’une minorité linguistique et d’une
culture spécifique. A la fin de cet article, après avoir vu que la langue des
signes est bien une langue à part entière (que ce soit politiquement,
linguistiquement ou cérébralement)… Le débat est lancé !
SOURCES :
- Gordon, N. (2004). The neurology
of sign language. Brain and development, 26(3), 146-150.
- Damasio,
A., Bellugi, U., Damasio, H., Poizner, H., & Van Gilder, J. (1986). Sign
language aphasia during left-hemisphere Amytal injection.