NOUS VIVONS DANS LE PASSE !
Nous avons vu dans l’article
précédent (du 23 octobre, « L’homme inconscient ») que la vision que
l’on avait du monde ne reflétait pas exactement la réalité, car celle-ci
subissait un prétraitement inconscient qui, parfois, pouvait être poussé à la
faute. L’inconscient analyse une première fois les informations brutes qui lui
parviennent (par les organes des sens) et propose la synthèse la plus réaliste
à la conscience. Le but, entre autres, étant de proposer à la conscience
une image stable de notre environnement.
Bien
entendu, vous vous doutez bien que ce traitement inconscient, qui précède toute
sensation consciente, prend du temps ! C’est de cela dont je vais vous
parler aujourd’hui.
Mais
avant, intéressons-nous à une méthode particulière pour étudier les mécanismes
de la conscience, qui s’appuie sur les images subliminales. Lorsqu’on étudie la
conscience, on peut utiliser des stimuli de toutes natures, que ce soit des sons,
des sensations tactiles… Cependant, la modalité visuelle est, en pratique, la
plus simple à utiliser (et de fait, c’est elle qui est le plus souvent
utilisée). Le but de notre expérience est de présenter des images au sujet de
manière à ce qu’il les voit parfois consciemment, parfois non. Une image qui
n’est pas vue consciemment est appelé une image subliminale. En pratique, c’est
une image qui est présentée suffisamment longtemps pour qu’elle atteigne le cortex visuel (inconscient), mais trop brièvement pour
que le sujet en prenne conscience.

L’EEG est une technique incroyablement précise dans le temps (de l’ordre de la milliseconde), mais qui est en revanche relativement imprécise dans l’espace. D’où l’intérêt et le gros effort de recherche pour le coupler à l’IRM fonctionnelle qui elle a une très bonne résolution spatiale mais qui est très imprécise dans le temps.
Quelles différences peut-on observer sur un EEG entre une image subliminale et une perçue consciemment ?
Dans les deux cas, on observe initialement une activation des aires primaires de la vision : logique, il
s’agit des premiers neurones « décodeurs » de l’image qui s’imprime
sur la rétine. Puis l’activation des aires visuelles dites
« secondaires », qui traite les informations visuelles à un niveau
supérieur. Enfin certaines aires pariétales, qui permet grossièrement d’évaluer
la position des objets dans l’espace.
Pour les images subliminales,
dont le traitement est uniquement inconscient, cela en reste là. Sa
visualisation se traduit par une petite "vague" électrique, qui déferle vers
l’avant du cerveau mais s’estompe rapidement.
Au contraire, lorsque l’image est
perçue consciemment (lorsque le sujet de l’expérience est capable de rapporter
ce qu’il voit à l’expérimentateur), on observe ensuite une réaction bien plus
importante, massive, de l’ensemble du
cortex. Au lieu de disparaître rapidement, la vague électrique née du cortex
visuel déferle bien au-delà du cortex pariétal, jusqu’au cortex préfrontal,
avec une amplitude d’une toute autre dimension. On l’observe très bien sur
l’électrode de l’EEG placée au sommet du crâne sous la forme d’une onde
électrique de grande amplitude, positive, 300 millisecondes après la
présentation du stimulus : la P300.
Les polarités sont inversées sur un tracé EEG, c'est donc normal si la P3 est vers le bas, bien que positive. |
Cette P300 est une signature de
la conscience (selon l’expression de Stanislas Dehaene) : lorsqu’elle est
présente sur l’EEG, on peut être sûr que le sujet était conscient du stimulus.
Et à l’inverse, si le sujet est conscient du stimulus qu’on lui présente, on
observera toujours une P300.
On peut donc schématiser la prise de conscience d’un phénomène (on observe aussi la P300 pour des stimuli
auditifs, etc) comme une vague d’excitation neuronale qui déferle de l’arrière
vers l’avant du cerveau, 300ms après le stimulus. On observe ensuite, et on ne comprend pas encore bien pourquoi, une deuxième vague en sens inverse, du cortex
préfrontal jusqu’aux aires sensorielles.
Nous avons donc constamment
conscience des phénomènes qui se produisent autour de nous avec un retard d’un
tiers de seconde. Pas bien grave me direz-vous. Après tout, cela ne nous
empêche pas de profiter de la dernière vidéo de Léo Grasset ou du dernier tube
de Maître Gims. Cela peut avoir de bien plus grave conséquences si vous devez
brutalement freiner sur l’autoroute… Malgré toute l’attention que vous
portez, ce minimum de 300ms est irréductible, et ce simplement pour prendre
conscience que les feux de la voitures de devant viennent de s’allumer. Il peut
par contre être considérablement augmenté si votre esprit est occupé ailleurs…
Notre prise de conscience
(relativement) tardive peut donc être d’un certain handicap dans certaines
situations. Fort heureusement, l’organisme n’a pas toujours besoin de prendre
conscience des choses agir en réponse à un stimulus. Imaginez que vous posez
votre doigt sur la plaque de votre cuisinière allumée : vous l’aurez
retiré bien avant d’avoir pris conscience de la sensation de brûlure !
Cela est possible grâce à un arc réflexe :
l’information nerveuse (« ça brûle ! ») n’a pas besoin de
remonter jusqu’au cerveau pour déclencher une réaction. Le nerf sensitif transmet l’ordre au nerf moteur
directement au niveau de la moelle épinière : moins de distance à
parcourir, plus de temps de gagné !
Ainsi donc, non seulement nous avons une vision
déformée de la réalité, simplifiée par notre inconscient et ses analyses, mais
cette prise de conscience est constamment en retard d’au moins 300ms.
Sources : Le code de la conscience, Stanislas Dehaene