LE CERVEAU DE TANTAN, DANS LES MÉANDRES DE LA MORT.
En 1861, le jeune médecin-assistant Paul Broca vit arriver
dans son service (de chirurgie) un patient en piteux état : alité depuis
près de 7 ans dans un lit d’hôpital car paralysé de tout le côté droit, il
souffre d’une grave gangrène.
Ce patient s’appelle Victor Leborgne. Comme son nom le
laisse présager, il n’est pas du tout malvoyant mais aphasique. Il ne peut
presque pas parler mis à part 2 ou 3 syllabes comme « Tan-tan », si
bien que la plupart des soignants et des patients le surnomment ainsi. Mis à
part cela, ce monsieur comprend parfaitement bien ce qu’on lui dit.
Victor Leborgne est un habitant au long court de l’hôpital Bicêtre,
où exerce Paul Broca : il y résidera pendant plus de 20 ans après avoir
brutalement perdu la parole au cours de l’année 1839 et son père peu après.
Malheureusement pour Leborgne, Paul Broca ne put le sauver
de la gangrène qui le rongeait, et il décèdera quelques jours après son
admission au service de chirurgie.
Cependant, c’est à ce moment-là que Tantan entra dans
l’Histoire.
Quelques jour avant de rencontrer son malheureux patient,
Broca avait assisté à la Société d’Anthropologie de Paris (qu’il avait créé) a
l’exposé d’un certain Ernest Auburtin. Ce dernier racontait alors sa rencontre
avec l’un de ses patients qui venait de se tirer une balle dans la tête. La
blessure avait été effroyable, une bonne partie de l’avant de son crâne avait
volé en éclat sous la violence de l’impact. Cependant, l’Homme était toujours
conscient.
Auburtin, opportuniste, sauta sur l’occasion pour vérifier
une hypothèse formulée par Jean-Baptiste Bouillaud, un neurologue français du
début du 19ème siècle, qui plaçait l’aire cérébrale du langage au
niveau du lobe frontal. Il reprenait alors cette idée d’une discipline fumeuse,
la phrénologie. Elle ne reposait donc sur rien de bien concret.
Mais Auburtin
connaissait parfaitement bien cette théorie, et sans doute y croyait-il
profondément car il avait épousé ni plus ni moins que la fille de Jean-Baptiste
Bouillaud.
Sans doute voyait-il dans cette opportunité une occasion de
plaire à beau-papa.
Toujours est-il que Auburtin prit une lame en verre et appuya
délicatement sur le lobe frontal exposé à vif de son patient blessé. Dès qu’il
appuya sur le cortex, alors même que le patient lui parlait, ce dernier
s’interrompit en plein milieu de sa phrase, comme frappé d’un coup de mutisme.
Lorsque le médecin retira la lame comprimant le lobe frontal du patient,
celui-ci se remit à parler normalement.
Les aires du langage seraient donc ainsi localisées au sein
du lobe frontal ?
C’est exactement ce que chercha à confirmer Broca en
autopsiant Tantan après sa mort. Il décrira alors la destruction d’une grande
partie du cortex frontal inférieur gauche, où il localise l’aire cérébrale du
langage. Celle-ci prendra rapidement son nom, l’aire de Broca.
En bas : le cerveau de "Tan-tan" qui présente une lésion au niveau du lobe frontal gauche, zone qui sera par la suite désignée comme l'"aire de Broca" (en rouge sur le schéma en haut). |
Cette découverte fit sensation car non seulement elle
localisait précisément une fonction cognitive dans le cerveau, mais en plus
elle la plaçait à gauche et non à droite. Cela montrait que les 2 hémisphères,
contrairement à ce que l’on pensait alors, n’étaient pas identiques. Au
contraire, chacun d’eux est expert dans certains domaines : par exemple,
l’hémisphère gauche pour le langage ou l’hémisphère droit pour la
reconnaissance des visages…
Précisons cependant qu’il est faux d’affirmer que l’aire du
langage se situe à gauche. Il est en effet plus juste de parler de
latéralisation que de localisation d’une fonction cognitive dans un hémisphère
par rapport à l’autre. Pour le langage par exemple, nous n’avons pas un
hémisphère gauche expert et un hémisphère droit totalement ignorant : les
2 interviennent dans le langage mais c’est le gauche qui est le plus important.
Toujours est-il que sans l’exposé de Auburtin quelques jours
avant sa rencontre décisive avec Tantan, Broca n’aurait sans doute jamais autopsié le
cerveau de son patient, ou tout du moins pas dans ce but précis.
Dans l’histoire des sciences, les idées surgissent rarement
de nulle part. Si nous avons tendance à nous souvenir des grands scientifiques dont
les découvertes ont révolutionné leur domaine, nous avons tendance à les
idéaliser en génies en oubliant qu’ils ont fondé leur raisonnement sur des
idées émises avant eux, sur des théories qui les précédaient.
Broca, avant d’en devenir lui-même un, était juché sur les
épaules des géants qui l’ont précédé.
Le génie d’un grand scientifique est alors de savoir tirer
profit des connaissances qu’il accumule, de savoir assembler les idées, de
s’opposer aux théories existantes et de savoir prouver ses propres théories par
l’expérience.
Beaucoup de passionnés en neurosciences connaissent
l’histoire de Tantan et Broca, mais il est moins connu que le déclic ne serait
pas apparu sans le travail au préalable d’Auburtin, reprenant les théories de
son beau-père !
Qu’est-il arrivé au cerveau de Tantan après sa mort ?
En 1861, Victor Leborgne meurt et son médecin, Paul Broca,
extrait son cerveau pour l’observer. Son cas est l’un des plus célèbres de
l’histoire des neurosciences et le fer de lance d’un courant d’idées appelé localisationnisme. Cette approche des
neurosciences associe chaque faculté cognitive à une zone cérébrale
précise : il existe ainsi une aire du langage, une aire de la mémoire, de
la peur… Et en effet, il existe bel et bien une région du cortex spécialisée
dans la perception visuelle (le cortex occipital), dans la perception tactile
(le gyrus post-central) ou encore dans la perception auditive (le gyrus de
Heschl) par exemple.
Quelques années seulement après la découverte de Broca, un
médecin allemand, Karl Wernicke, décrivit un autre cas de patient aphasique, bien
différent de Tantan. Au contraire du patient de Broca, celui de Wernicke est
une vraie pipelette, mais son langage est incompréhensible (il invente des
mots) et lui-même ne semble pas comprendre ce qu’on lui dit. En somme, l’exact
opposé des troubles de Tantan.
Karl Wernicke autopsia le cerveau de son patient à sa mort
et décrira de graves lésions au niveau de l’arrière du lobe temporal, une
région qui prendra rapidement son nom : l’aire de Wernicke.
Vue du cerveau de profil, indiquant les 2 régions clés du langage : les aires de Broca et de Wernicke. |
Le médecin allemand sera le principal pourfendeur du
localisationnisme de Broca, et soutiendra la position inverse, l’associationnisme. Ce courant de pensée affirme
qu’il n’est pas exact de disséquer le cerveau et son cortex selon une carte des
facultés cognitives, mais qu’il faut penser ces dernières comme inscrite dans
un réseau mettant en jeu différentes
aires cérébrales, parfois éloignées. Une faculté cognitive peut alors être
perturbée lorsque le réseau est endommagé -et non seulement les aires
corticales.
En clair, pour le localisationiste il existe des aires du
langage dans le cerveau (l’aire de Broca et de Wernicke par exemple), alors que
pour l’associationniste il existe un réseau cérébral du langage comprenant non
seulement les aires cérébrales du langage mais aussi les connexions qui
existent entre elles.
Localisationnisme ou associationnisme ? Broca ou Wernicke ? Rouflaquettes ou barbe ? |
Broca prit la décision de ne pas autopsier le cerveau mais
de le garder intact et de le conserver dans un bocal de formol, qu’il léguera au musée Dupuytren à Paris.
Il y sera tranquille pendant près de 150 ans (mis à part à 2
occasions, en 1980 et 1994 quand il fut scanné), jusqu’en 2007 lorsque des
chercheurs français et américains décidèrent de se pencher sur ce cas
emblématique de la neurologie moderne, à la lumière des nouvelles technologies d’imagerie.
Entre temps, une infinité d’études sont venues étayer les
connaissances à propos des bases cérébrales du langage et de l’aire de Broca.
Mais la localisation de celle-ci varie en fonction des études, et des zones
plus internes lui sont parfois associées. Ainsi, l’aire de Broca telle qu’elle
est aujourd’hui définie par ces études n’est pas exactement à l’endroit décrit
par Broca : elle est légèrement en arrière de l’original. De plus, il
existe des patients ayant une aphasie de Broca… avec une aire de Broca intacte.
L’équipe franco-américaine emprunta le cerveau de Tantan au
musée Dupuytren pour le placer dans une IRM. Cet examen permet de visualiser
avec une grande précision l’anatomie cérébrale en 3 dimensions.
Broca avait pris la décision de ne pas disséquer le cerveau
de son patient afin de le préserver pour la postérité. De nos jours, grâce à
l’IRM, il est possible de disséquer virtuellement sa reconstitution en 3D.
Les résultats sont fascinants : non seulement l’aire de
Broca était détruite, mais avec elle une grande partie des structures internes sous-jacente.
L’insula était complètement dévastée, les noyaux gris centraux n’étaient pas
mieux et, plus intrigant, les faisceaux de substances blanches semblaient eux
aussi détruits. Les lésions du cerveau de Tantan ne se limitent donc pas à la
seule aire de Broca, mais à une partie beaucoup plus étendue en profondeur.
Parce qu’il n’a pas disséqué le cerveau, Broca n’avait pas
pu le voir. Parce qu’il n’a pas disséqué le cerveau, il a laissé la possibilité
à des scientifiques, plus de 100 ans plus tard, de l’étudier avec des moyens
infiniment supérieurs.
Ainsi donc, l’aphasie du pauvre Tantan n’était pas forcément
due à la destruction de l’aire de Broca, mais aussi des structures
sous-jacentes... Et peut-être des faisceaux de substance blanche ?
Les faisceaux de substance blanche sont composés d’axones de
neurones. Ils servent à connecter les différentes aires cérébrales pour
qu’elles puissent dialoguer entre elles.
Rappelez-vous : pour le localisationnisme, l’aphasie
existe parce que l’aire de Broca est détruite, alors que pour
l’associationnisme, l’aphasie peut provenir non seulement d’une lésion de cette
aire cérébrale mais aussi des faisceaux de substance blanche qui la connectent
au reste du cerveau.
Le match est relancé !
En 2015, une équipe de chercheurs anglais et français
empruntèrent à nouveau le cerveau de Tantan au musée Dupuytren pour étudier les
faisceaux de substance blanche de Tantan.
Leur but est alors de l’étudier grâce à une technique
appelée DTI (pour Diffusion Tensor
Imaging). La DTI permet de mesurer et de reconstituer en 3D ces gros
faisceaux d’axones qui connectent les différentes aires cérébrales entre elles.
Ils découvrirent alors que les faisceaux de substance
blanche constituant la voie cortico-spinale gauche étaient en grande partie
détruits. Ces faisceaux n’ont aucun lien avec la parole : il s’agit des
voies motrices qui descendent du cortex moteur et plongent vers la moelle
épinière pour transmettre l’ordre aux muscles de se contracter.
Mais rappelez-vous : Victor Leborgne était
hémiplégique, totalement paralysé du côté droit. Ces lésions de la voie
cortico-spinale expliquent donc ces symptômes.
Il n’a été décrit aucune lésion du cortex moteur de Tantan…
Mais la découverte la plus importante de cette étude concerne
le faisceau arqué, qui était sévèrement atteint. Or, le faisceau arqué contient
les axones qui connectent l’aire de Broca à celle de Wernicke, les deux aires du
langage…
Je devrais dire, les deux aires appartenant au réseau du
langage…
Alors bien sûr, il existe des limites importantes aux 2
études dont nous venons de parler. Il ne faut pas oublier que Broca a dû
attendre près de 20 ans après l’apparition des symptômes de Tantan pour pouvoir
observer son cerveau. Vingt années au cours desquelles le cerveau a pu se
modifier grâce à son incroyable plasticité, ou se détériorer du fait de nouvelles lésions. Le cerveau une
fois extrait a passé près de 150 ans dans un bocal de formol bien exigu, qui
l’a déformé.
Autant de biais dans l’évaluation de ses lésions cérébrales.
De plus, Broca ne pouvait à l’époque pas effectuer sur
Tantan tous les tests comportementaux que l’ont fait aujourd’hui subir à nos
patients. Il existe donc un manque d’informations quant aux symptômes dont
souffrait monsieur Leborgne. Avait-il d’autres déficits que son aphasie ?
Dans tous les cas, nous savons aujourd’hui que son cerveau
est détruit dans un territoire bien plus grand que la seule aire de Broca, un
territoire qui s’étend aux structures profondes juste en dessous et en
particulier aux faisceaux de substance blanche qui la connecte aux autres aires
du langage.
Il existe en neurosciences une règle empirique qui veut que
les lésions du cortex engendrent nécessairement la dégradation de la substance
blanche juste en dessous, qui la connecte au reste du cerveau. En revanche, une
lésion seulement de la substance blanche n’affecte pas le cortex qui lui
correspond.
Cela veut dire que ce qui est important dans une atteinte
cérébrale n’est pas la lésion corticale mais la lésion du réseau neuronal. La
dysfonction d’un réseau neuronal, mettant en jeu un ensemble d’aires
cérébrales, est le dénominateur commun à l’ensemble des troubles cérébraux et
ses symptômes. Le cas de Tantan en est un bon exemple.
Il faut penser en réseaux cérébraux plutôt qu’en aires
cérébrales.
1-0 pour l’associationnisme.
SOURCES :
- Dronkers, N. F., Plaisant, O., Iba-Zizen, M. T., &
Cabanis, E. A. (2007). Paul
Broca's historic cases: high resolution MR imaging of the brains of Leborgne
and Lelong. Brain, 130(5), 1432-1441.
- de Schotten, M. T., Dell'Acqua, F., Ratiu, P., Leslie, A.,
Howells, H., Cabanis, E., ... &
Corkin, S. (2015). From Phineas Gage and monsieur Leborgne to HM: revisiting
disconnection syndromes. Cerebral Cortex, bhv173.