LES SCIENTIFIQUES SOUS LES TROPIQUES
A l’origine, rien ne prédestinait Daniel Carleton Gadjusek,
étudiant en médecine boursier, fils d’immigrés hongrois installés dans l’état
de New-York, à obtenir le prix Nobel pour des recherches qui allaient
révolutionner la biologie et la médecine.
Et pourtant. Le jeune homme est très intelligent, et
talentueux, si bien qu’il intègre la prestigieuse université de Harvard à 23
ans. Il y commence notamment des recherches sur les maladies infectieuses.
Quelques années plus tard, service militaire oblige, il est
envoyé en Iran, où il continue ses recherches à l’Institut Pasteur de Téhéran.
C’est là qu’il prendra goût aux voyages et aux recherches sur le terrain.
En 1954, une bourse lui permet d’émigrer en Australie où il
souhaite étudier les maladies infectieuses des peuples autochtones. Dès sa
descente d’avion, une rencontre va changer le cours de son existence : il
croise par hasard un jeune médecin, Vincent Zigas, qui lui parle d’une
mystérieuse maladie qui touche une tribu de Nouvelle-Guinée, les Fores.
Il vient de passer plusieurs mois au contact de ce peuple,
vivant complètement reclus, sans aucun contact avec le reste du monde. Il a pu
observer leurs mœurs, leurs coutumes, et notamment le cannibalisme rituel qu’ils
pratiquent à la mort d’un des membres de la tribu : pour honorer le
défunt, ses proches dépècent le cadavre et le mangent presque intégralement.
Depuis quelques années, une terrible maladie, le kuru, décime ce peuple. Elle commence
tout d’abord par des signes bénins, des troubles de l’équilibre. Mais très
rapidement, l’état de santé du malade s’aggrave : très vite il ne peut
plus marcher, ni coordonner ses mouvements. L’individu devient dément et
grabataire et en quelques mois à peine, le kuru
emporte le malheureux dans l’au-delà.
Etrangement, la maladie épargne les hommes et touche
uniquement les femmes et les enfants.
Gadjusek est fasciné par ce récit, si bien qu’il part dès le
lendemain pour la Nouvelle-Guinée en compagnie de Zigas. Gadjusek travailla
sans relâche pour caractériser et identifier la maladie. Il vécut au plus près
des Fores pendant plusieurs mois, il
apprit leur langue et suivi leurs coutumes.
Le chercheur américain suspecte une atteinte cérébrale, si
bien qu’il prélève des échantillons de cerveau sur les malades décédés et les
envoie dans son laboratoire, aux Etats-Unis. L’observation au microscope de ces
échantillons est stupéfiante : il existe littéralement des trous dans le
tissu cérébral ! Ces trous donnent un aspect d’éponge au tissu cérébral,
si bien que l’on parle de « spongiose ».
Gadjusek est très perplexe devant ce kuru dont la transmission ne ressemble à aucune autre : il ne
peut être une maladie génétique, car la maladie est d’apparition bien trop
récente et touche des individus de familles différentes. Mais il ne peut pas
non plus être une maladie infectieuse, car il n’existe aucun signe
d’inflammation dans le cerveau et qu’aucune trace d’une quelconque bactérie ou
virus n’est retrouvé sur les cadavres.
La réponse se trouvait en partie dans les rites cannibales
des Fores. Comme nous l’avons dit, ces derniers mangent leurs proches après
leur mort. Ces rituels sont effectués par les femmes et les enfants, qui
mangent les viscères et le cerveau, alors que les muscles, symboles de forces
et de virilité, sont laissés pour les hommes de la tribu.
Voilà pourquoi ce sont seulement les femmes et les enfants
qui sont atteints par le kuru :
ce sont les seuls à manger le cerveau des personnes malades, alors que les
hommes ne mangent que les muscles !
Après cette découverte, le cannibalisme sera proscrit dans
la tribu, et rapidement les cas de kuru
devinrent de plus en plus rares. Cependant, la période d’incubation de la
maladie peut être extrêmement longue, si bien que le dernier cas de kuru au sein du peuple Fores fut recensé
en 1998, plus de 40 ans après l’interdiction des pratiques cannibales.
Il fallut quelques années pour que le rapprochement soit
fait entre le kuru, la maladie de
Creutzfeldt-Jakob et la scrapie du
mouton. L’hypothèse d’alors
avançait que l’agent infectieux était un virus d’action lente, capable de
passer au travers de toute défense immunitaire pour détruire le cerveau.
Il faudra les travaux d’un chercheur de talent, Stanley
Prusiner, pour montrer que l’agent infectieux n’est ni un virus, ni une
bactérie, ni même un organisme vivant. Bafouant toutes les règles de la
biologie d’alors, il découvrit que l’agent infectieux responsable est en
réalité une protéine. Mais une protéine très particulière, un prion, dont l’ingestion d’une quantité infinitésimale est
suffisante pour déclencher la maladie mortelle.
Ainsi donc, une des plus grandes découvertes en biologie du
XXème siècle, qui révolutionna les paradigmes en biologie, a trouvé sa source
dans un peuple coupé du monde en Nouvelle-Guinée décimé par le kuru.
D’autres réponses aux énigmes de la science peuvent se
trouver au sein de ces sociétés primitives. Et notamment concernant… les
mathématiques.
Depuis longtemps, une question taraude philosophes et
scientifiques : nos capacités mathématiques reposent-elles sur un sens
inné pour cette discipline, ou alors sont-elles indexées sur notre
langage ? Autrement dit, le langage et les mathématiques sont-ils
indépendants ou le langage est-il nécessaire au développement d’un raisonnement
mathématique ?
C’est dans cette optique que Pierre Pica, un chercheur
français, partit en 2004 étudier les aptitudes mathématiques d’un peuple vivant
coupé du reste du monde, en plein cœur de l’Amazonie : les Munduruku. Ce peuple a pour spécificité
de parler une langue dont le vocabulaire ne possède que très peu de mots. En
particulier, il ne possède pas de mot pour les chiffres au-delà du 4. A partir
du 5 (dont le mot correspondant est « une main »), la quantification
devient très approximative : « pas beaucoup » et
« beaucoup ».
Ainsi, lorsqu’on leur présente 13 points sur une feuille de
papier, et qu’on leur demande combien il y en a, ils répondent alors :
« tous les doigts d’une main et quelques-uns en plus ».
En conséquence, si les capacités mathématiques sont
indépendantes du langage, les Munduruku réussiront
les tests mathématiques aussi bien pour les petits chiffres (de 1 à 5) que pour
les grands (pour lesquels ils n’ont pas de mot). Au contraire, si les capacités
mathématiques sont le prolongement du langage, ils réussiront les tests pour
les petits chiffres et échoueront pour les grands.
Plusieurs exercices leur furent proposés, pour ainsi
permettre d’évaluer leurs aptitudes mathématiques.
Un premier exercice demandait de comparer 2 images, qui
pouvaient contenir de 20 à 80 points. La question est toute simple :
laquelle a le plus de points ?
Lorsque l’on pose cette question à des individus lettrés
(dans l’expérience les sujets contrôles sont des étudiants français), nous
observons un effet de distance :
le taux de bonnes réponses augmente lorsque le ratio entre les nombre de points
des 2 images augmente. Ainsi, il est beaucoup plus difficile de
différencier 2 images qui possèdent 56 et 57 points plutôt que 2 images de 56
et 76 points –précisons que les sujets de l’expérience ne peuvent pas compter
explicitement les points, ils doivent juger « à vue de nez ».
Bien que leur taux de réponses justes soit moins bon que
chez les sujets contrôles, cet effet de distance est retrouvé chez les Munduruku.
De manière plus surprenante, les Munduruku sont capables, avec la même précision que les sujets
contrôles, d’effectuer des opérations approximatives sur ces images. Lorsqu’on
leur indique que l’on additionne 2 images, ils savent déterminer au sein de
plusieurs possibilités de réponses laquelle est la plus proche du résultat.
Ainsi donc, il est possible de savoir compter, comparer et
calculer de manière grossière sans devoir nécessairement recourir au langage !
Mais qu’en est-il du calcul exact ?
Un dernier test fut proposé aux Munduruku : ils devaient déterminer au sein d’un panel de 3
propositions, le résultat exact d’une soustraction comprenant des chiffres
entre 1 et 8. Plus le premier chiffre était grand, plus ils se trompaient. Ils
ne réussissaient à tous les coups seulement lorsque celui était inférieur ou
égal… à 4.
Si le calcul grossier à tendance à être indépendant du
langage, le calcul exact semble y être au contraire très fortement lié !
Il existerait donc un système inné qui nous permettrait de
faire des calculs relativement complexes mais approximatifs sans que nous ayons
à en référer à un langage quelconque. Les calculs exacts nécessiteraient au
contraire fortement celui-ci !
La réponse de l’indépendance des mathématiques par rapport
au langage se trouvait donc en partie cachée au sein d’un peuple amazonien, à
plus de 9000 km de la France !
Les neurosciences ne sont pas qu’un champs opératoire
restreint au laboratoire. Au contraire, certaines études nécessitent d’aller
sur le terrain (qui n’est pas forcément le service hospitalier
adjacent !). C’est au contact du monde que se trouvent les plus belles
découvertes !
SOURCES :
- Pr. Patrick Berche, Les sortilèges du cerveau, Ed. Flammarion, 2015.
- Gajdusek,
D. C. (2008). Early images of kuru and the people of Okapa. Philosophical Transactions
of the Royal Society B: Biological Sciences, 363(1510), 3636.
- Pica, P.,
Lemer, C., Izard, V., & Dehaene, S. (2004). Exact and approximate
arithmetic in an Amazonian indigene group. Science, 306(5695), 499-503.