UNE BALEINE NE DORT JAMAIS SUR SES DEUX OREILLES !


Si vous visitez un jour les environs de Boston aux Etats-Unis, vous aurez sans doute l’opportunité de faire une sortie en mer le temps d’une après-midi pour observer les baleines à bosse, nombreuses dans cette région de l’Atlantique.

Cet animal mystérieux, majestueux, est très étudié par les biologistes à travers le monde. Son comportement (tout comme son chant) peut être très élaboré : il est ainsi suggéré que la baleine à bosse pourrait être capable d’altruisme –contrairement à certains humains.

Tout comme l’Homme, la baleine à bosse est un mammifère. Elle possède donc tout comme nous des poumons et doit remonter prendre sa respiration à la surface de l’eau.

A la différence de l’Homme, la baleine à bosse vit constamment dans l’océan.

Si un Homme s’endort sous l’eau, ou tout du moins y est inconscient, son destin sera certainement très sombre : soit le manque d’oxygène le réveillera en panique et il sera obligé de reprendre très vite sa respiration, soit il inhalera de l’eau et mourra immanquablement.

La conclusion est stupéfiante : un Homme ne peut pas dormir sous l’eau.

Mais comment les baleines peuvent-elles le faire, alors qu’elles sont des mammifères elles aussi ?

Etant donné que, comme ses cousins humains, la baleine doit remonter de temps en temps à la surface de l’eau pour reprendre sa respiration, son cerveau ne peut s’endormir complètement. La baleine ne peut sombrer dans une inconscience totale –si tant est qu’elle ait une conscience.

Les scientifiques ont donc cherché à savoir comment fonctionnait le cerveau d’une baleine lorsqu’elle était en train de dormir. Pour cela, ils utilisèrent les mêmes techniques développées pour les humains : ici, l’électroencéphalogramme (ou EEG).

L’électroencéphalogramme est un outil très précieux car il permet de mesurer l’activité électrique du cerveau. En effet, les neurones qui le composent peuvent être considérés comme de petits dipôles électriques qui créent un champ électrique lorsqu’ils fonctionnent. En disposant sur la surface du crâne des dizaines de petites électrodes, nous sommes capables de mesurer et d’analyser ce champ électrique et de déterminer d’où il provient –de quelle région cérébrale.

Alors je ne sais pas trop comment se passe cet examen sur une baleine, mais voici à quoi il ressemble sur un dauphin.


Grâce à l’EEG, les biologistes découvrirent que les baleines (pas seulement à bosse) ne dorment jamais complètement. En réalité, seule une moitié de leur cerveau se met au repos, alors que l’autre est totalement réveillée !

Ainsi, le cerveau de la baleine dort par moitié, un hémisphère relayant l’autre de temps en temps.

Une baleine ne dort donc jamais sur ses 2 oreilles : il y en a toujours une qui guette le danger. Elle ne ferme jamais les 2 yeux, mais seulement celui qui correspond à l’hémisphère endormi !

C’est ainsi que l’hémisphère éveillé peut prendre en charge le fonctionnement de l’organisme (respirer de temps en temps, guetter l’approche d’un danger…) pendant que son compère se repose.

Il est possible de mimer cet état chez l’adulte éveillé.



Comment endormir la moitié seulement d’un cerveau ?

En 1945, le Japon sort d’une guerre destructrice contre les Etats-Unis : 2 villes ont été rasées par le feu atomique, le pays est dévasté, la nation exsangue. La pauvreté est extrême dans cet archipel désormais sous occupation américaine. Des milliers de prisonniers nippons travaillent dans les camps de l’armée américaine.

C’est dans un de ces camps qu’un jeune japonais travaillait comme cuisinier. Un jour, un GI complètement saoul le prit à parti, ainsi que ses compagnons d’arme. Il était capable de tirer sur la casquette du cuisinier sans le toucher, et il allait le prouver !

Malheureusement pour le prisonnier, le soldat manqua sa cible et la balle le toucha en pleine tête, pénétrant juste sous la voûte crânienne et détruisant la partie supérieure de son hémisphère cérébral gauche. Il eut de graves séquelles : une paralysie de la jambe droite et une épilepsie insensible aux traitements de l’époque.

Il est fréquent de développer une épilepsie après une lésion cérébrale : le réseau neuronal est complètement déstabilisé et se met à décharger par moment de manière anormale : c’est la crise d’épilepsie.


John Wada (1924-)
 
Deux ans plus tard, en 1949, ce jeune homme consulta un médecin de l’hôpital d’Hokkaido, Juhn Wada. Ce tout jeune médecin ne s’intéressait pas à l’épilepsie en tant que telle, mais au traitement des troubles psychiques par l’électrothérapie – autrement dit, soigner un malade psychiatrique en déclenchant chez lui une crise d’épilepsie.

Cette méthode n’est bien évidemment pas sans risque, en particulier lors les crises d’épilepsie induites intéressent l’hémisphère dominant, où siège notamment les réseaux neuronaux du langage. C’est pour cela que Wada réfléchit au moyen de limiter la crise épileptique à l’hémisphère mineur, dont le rôle est beaucoup moins important dans le langage.

La rencontre entre le docteur Wada et le jeune cuisinier mutilé fut déterminante : et s’il était possible de guérir son épilepsie, inaccessible à tout traitement médicamenteux, en anesthésiant son hémisphère malade ? Et si, de la même manière, il était possible de restreindre l’électrothérapie à l’hémisphère voulu ?

John Wada injecta donc un produit anesthésique directement dans l’artère carotide gauche du cuisinier pour endormir spécifiquement l’hémisphère correspondant. Non seulement la crise d’épilepsie cessa dès l’injection, mais le patient devint aussi immédiatement hémiparésique (une moitié du corps paralysé) et muet !

Lors du test de Wada, le médecin injecte un anesthésiant (l'amobarbital
de sodium) dans l'artère carotide pour anesthésier sélectivement l'un des 2
hémisphères cérébraux.

Le docteur Wada venait d’inventer un test qui non seulement permettait d’interrompre la crise, mais aussi d’étudier la latéralisation cérébrale. Il venait de démontrer qu’il est possible d’anesthésier sélectivement (du moins transitoirement) un seul des 2 hémisphères !

Publiés initialement en japonais, les travaux du docteur Wada demeurèrent inconnu de la communauté scientifique jusqu’à ce qu’il émigre au Canada, dans l’équipe d’un certain Wilder Penfield. C’est là qu’il perfectionna la technique, en passant par l’expérimentation animale pour aboutir à une vaste étude clinique qui valida l’innocuité du test.

Il est assez frappant de noter que contrairement à l’immense majorité des études cliniques, le test de Wada fut d’abord testé chez l’homme avant d’être évalué chez l’animal !

Initialement, le test fut seulement utilisé dans le cadre des bilans préopératoires de neurochirurgie. En effet, si c’est l’hémisphère gauche qui dirige le langage d’une majorité des droitiers, cela est loin d’être le cas chez les gauchers et les ambidextres. Avant une intervention neurochirurgicale au cours de laquelle une partie du cerveau d’un patient va lui être excisée, il est nécessaire d’anticiper les possibles séquelles du geste opératoire, et en particulier de prévoir si le langage sera atteint. Le test de Wada sert ainsi à mimer de façon grossière et transitoire l’intervention chirurgicale avant qu’elle n’ait lieu.

Par la suite, les indications du test seront étendues aux conséquences similaires que peuvent avoir les interventions neurochirurgicales sur la mémoire grâce aux travaux de Brenda Milner.

Aujourd’hui encore, le test de Wada a conservé ses indications initiales et est toujours pratiqué dans certains hôpitaux (Freiburg, Erlangen…). Cependant, à la différence de Wada, l’anesthésie de l’hémisphère cérébral ne se fait pas en injectant le produit directement dans l’artère carotide (c’est tout de même un petit peu dangereux) mais par cathétérisme à partir de l’artère fémorale : on introduit une sonde dans l’artère de la cuisse que l’on remonte à travers l’aorte jusqu’à l’artère carotide où l’on délivre l’anesthésiant.

Une fois l’hémisphère endormi, les neurologues disposent d’une dizaine de minutes pour effectuer leurs tests cognitifs. Ensuite, l’anesthésiant se diffuse à l’ensemble de l’organisme (et donc à l’autre hémisphère) et le patient devient inconscient.

Cet examen est considéré comme le gold standard dans l’étude de la latéralisation cérébrale : il s’agit d’une méthode de référence pour ce type d’étude. Cependant, le test est risqué : on estime la proportion de complications à 5%. Ces complications peuvent être très graves puisqu’il peut s’agir d’AVC (accident vasculaire cérébral) ou de dissection carotidienne. Dans ce dernier cas, la paroi de l’artère carotide se fissure et peut entraîner une hémorragie importante, mettant en jeu la vie du patient.

C’est pour ces raisons que de nos jours, le test de Wada est de moins en moins pratiqué et remplacé par des méthodes plus sûres telles que l’IRM fonctionnelle. Cette technique permet de visualiser le fonctionnement cérébral  d’un patient lorsqu’on lui demande de parler par exemple. Il est donc facile grâce à cette méthode d’imagerie d’identifier l’hémisphère dominant. Cette méthode est d’autant plus utilisée qu’elle ne nécessite aucune injection et est donc beaucoup plus sure que le test de Wada.

Il est ainsi possible de mimer chez l’Homme ce que l’on observe au naturel chez la baleine. Le test de Wada, de moins en moins utilisé de nos jours, fut un outil important pour comprendre la spécialisation hémisphérique de notre cerveau pour le langage ou la mémoire.






SOURCES :
- Wada, J. A. (1997). Youthful season revisited. Brain and cognition, 33(1), 7-10.
- Elisabeth Pauli, Wada Test: Intracarotid Amobarbital Procedure (IAP), Epilepsy Center, University Hospital Erlangen
- Boas, W. E. (1999). Juhn A. Wada and the Sodium Amytal Test The first (and last?) 50 years. Journal of the History of the Neurosciences, 8(3), 286-292.